• L'idée n'était pas mauvaise. Puisque nous avions à aller à Montparnasse, autant passer par le 31 bd Edgar-Quinet jeter un coup d'oeil sur l'emplacement du Sphinx, bordel des bordels, là où Mila avait un temps officié. Nulle trace de l'ancienne maison close. Le temps était froid et sec et  nous avions faim. Rue d'Odessa nous nous sommes attablés dans une des nombreuses crêperies qui rappellent que les migrants bretons n'ont pas avancé bien avant en terra incognita. A peine débarqués, ils ont sorti baraques à crêpes et bolées de cidre. Passons. Montparnasse monde, nous y sommes. Le cidre ne vaut pas le Chablis sans doute mais la discussion allait bon train :

    "Les anars, on ne peut pas dire qu'il y en a beaucoup chez JFV.
    - Rien d'étonnant.
    - Quand même, y'a Nathan.
    - Oui, Nathan c'est vrai, qu'est-ce qu'on sait de lui, déjà ?"

    Anar, juif, archiviste à Match rue d'Aboukir, partant à Prague le 1er octobre 1938 au lendemain des accords de Munich et de l'entrée des troupes nazies en territoire tchécoslovaque.

    La discussion dévia sur les groupes anars juifs : Bernard Lazare, der Fraier Gedank (la Libre-Pensée)... Puis nous retrouvâmes la rue. Le froid était trop vif. Nous n'eûmes pas le courage d'aller jusqu'à la rue Campagne-Première devant le gourbi d'Atget, l'atelier de Man Ray, l'hôtel Istria où vécurent Duchamp, Aragon, Kiki de Montparnasse ou Walter Benjamin...

    PLus tard, Corsaire mit le nez dans ses archives et en dénicha Odradek.

    "Odradek ?
    - Rappelle-toi, le clodo dans Nous cheminons..., celui qui crèche sous l'escalier du 38 quai de Jemmapes, que Victor retrouve passage Lucerna à Prague un 29 décembre et qui lui révèle ses liens avec Nathan, l'archiviste.
    - Oui mais "Odradek", pourquoi ?
    - Odradek est un personnage de Kafka dans une nouvelle inachevée.
    - Merde !
    - Oui, et c'est pas fini. Benjamin en a parlé dans un texte sur Kafka : "Odradek est la forme que prennent les choses oubliées."
    - Et puis Odradek, c'est un drôle de personnage : c'est une bobine de fil en forme d'étoile."

    Détours Détours

    Détours Détours Détours

    (Odradek vu par Elena Villa Bray, Winfried Kamps, Jeff Wall, Emma Fenton, Mark Fenton)

     

    "Si on tire un des fils  de ce truc, tu crois que ça nous mène où ?
    - A Prague mon amour, après bien des détours, comme toujours."


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  • "En tchèque, novembre c'est le mois "des feuilles" (listopad). Celles des arbres. Celles que noircissent les écrivains. Dramaturge, "dissident" homme d'Etat, Havel est d'abord un homme de mots. Il est un homme de novembre." (Lignes n°34, mars 98)

    Havel

    "Moi, avait dit Solveig, si un type me dit qu'il va réussir à organiser un concert du Velvet Underground à Prague, il aura presque emporté le morceau. A défaut, je me contenterais même des Stones." (Nous cheminons...)

    Havel

    "Deux jours avant [le 21 août 1990], les Rolling Stones (à la demande de "Monsieur le Président") avaient donné un concert géant au stade de Strahov (le plus grand stade du monde, du temps du stalinisme), sur une colline de Prague. Leur logo (les lèvres de Mick Jagger) s'était érigé, à Letna, en lieu et place du site inoccupé de la statue de Staline. Place Venceslas, un T.62 avait été déposé, sur le flanc, comme un grotesque insecte malveillant, couvert de graffiti." (Lignes n°34)

    Havel

    "Vendredi 29 décembre. En fin de matinée, comme tout le monde dans la rue, je regarde à la télévision la cérémonie d'investiture du président Vaclav Havel. Comme tout le monde, je pleure. Comme tout le monde, je pense que ce jour ne devrait pas finir." (Nous cheminons...)

    Havel

    "Pavel partit d'un grand éclat de rire et, mains dans les poches, tira sur son pantalon, découvrant comiquement le bas de ses mollets. On l'applaudit. J'étais le seul à qui le sens de la blaque échappait.
    - Tu n'as pas remarqué ?
    - Quoi ?
    - Lors de la cérémonie officielle au Château, ce matin. Les caméras ont été discrètes, mais il était difficile de ne pas voir que notre président avait un pantalon nettement trop court. (...) Depuis qu'on le voit partout, chacun sait que notre Vašek n'est pas un homme élégant. Un vieux pull, un jean, sa parka, c'est tout ce qu'il lui faut pour se sentir à l'aise. Quand ils ont su qu'il allait être nommé à la plus haute fonction, nos meilleurs tailleurs, ceux de la maison Adam, se sont dit que, pour l'investiture et pour la dignité de la République, il fallait que le président soit habillé convenablement. Ils ont donc pris ses mesures et lui ont confectionné un très beau costume, très chic. Sauf que...
    - Les mesures n'étaient pas bonnes. Le pantalon n'allait pas.
    - Si, si. Les gens de chez Adam sont des artistes.
    - Alors ?
    Pavel ménagea son effet. on était dans les zones de quasi-secret d'Etat.
    - Alors, l'hypothèse la plus couramment admise est que monsieur le président est allé pisser juste avant la petite fête et que, la chose étant faite, dans son émotion, il a un peu trop remonté sa ceinture. D'autres prétendent qu'en faisant le pitre il a sciemment voulu faire honte aux communistes du Parlement qui venaient de l'élire. Notre héros aime les pitreries de gamin.
    - Ton avis à toi ?
    Pavel affecta une mine très sérieuse.
    - Le pantalon était réellement trop court. Vašek a un peu tendance à se sentir responsable des fautes des autres. En faisant circuler quelques blagues, il sauve la mise aux tailleurs." (Nous cheminons...)

    Havel

    "- Tu dois te dire que cet enthousiasme pour Havel, ses portraits partout, c'est suspect. (...) Mais beaucoup de ces gens ont résisté à leur façon. Au prix d'une certaine schizophrénie un peu honteuse, ils ont accepté le régime en évitant le plus possible de se compromettre avec lui. Nous les appelions les gens de la "zone grise". Ni salauds ni héros. (...) Pour le moment, Vašek nous réconcilie tous. On va pouvoir s'engueuler, se contredire, faire des bêtises. On va pouvoir être arriviste sans être ignoble. On appelle cela la démocratie.
    Impossible certes de faire un homme providentiel d'un président qui porte un pantalon de cérémonie en ayant l'air d'aller à la pêche aux crevettes." (Nous cheminons...)

    Havel

    (Antonín Malý)

     


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  • Victor B aime les chats. Dès le premier chapitre de sa première aventure, C'est toujours les autres qui meurent, il nous raconte qu'il vient de ramener chez lui un chaton mâle, que ses deux chattes déjà installées observent avec circonspection. Il y a Kamenev et Zinoviev ("femelles ou pas, pour le nom elles n'ont pas eu le choix, vu ?"). Et Radek, donc ("il s'appelle Radek : quelque chose à y redire ?"), "tout petit, deux mois à peine, tout noir avec une tache blanche juste sous le col, et une autre plus secrète sur le ventre, au-dessus des couilles (...des couilles, bordel ; il faudrait aussi que je le fasse couper !)".


    Dans Passage des Singes, Victor évoque encore "Kamenev et Zinoviev, les deux chattes, la grise tigrée et la tricolore (...), robe blanche avec des taches rousses et brunes", et "Radek, le petit mâle noiraud"De même, dans la nouvelle Tandem, il déclare : "J'hébergeais déjà trois chats dont deux chattes (...). Radek était le dernier venu, un petit mâle."


    Mais le lecteur qui commencerait la saga de Victor B par Bastille Tango ferait la connaissance d'un personnage semblant vivre avec 3 chattes !? Certes, une attention très fine montre que lorsqu'il évoque Radek seul, par 3 fois il écrit "il" et que lorsqu'il parle de Kamenev ou de Zinoviev isolément, il écrit "elle". Mais à plusieurs reprises il évoque "les chattes", et il écrit par exemple : "Les chattes flairèrent, intéressées, puis s'éloignèrent. L'une allant dormir au coude du Bras Armé. L'autre se nichant, refuge connu, sous la vaste cape de Jane. La dernière plus banalement sur le fauteuil thailandais". Qu'en penser ? Victor vit-il avec 2 chattes et 1 chat, ou avec 3 chattes ?


    Dans Paris d'octobre, Victor décide de s'exprimer clairement sur la question : "ce sont des chattes, oui !".


    Mais pourtant, un an plus tard, dans Les Exagérés, Marc, rédac-chef du Soir ("journal du matin", ex-Le Grand Soir, quotidien gauchiste converti à l'optimisme des années 80 - suivez mon regard !), vieux compagnon de route de Victor, lui demande : "Comment vont tes chattes ?". Victor s'emporte : "Il n'en reste plus qu'une, et c'est un chat, je t'ai déjà dit." (Kamenev et Zinoviev sont mortes, seul reste Radek.)


    Trouble dans le genre ? La réponse à ce mystère nous est fournie dans une interview donnée en 1986 par JFV à Chrystine Brouillet pour le n°26 du magazine québécois Nuit blanche. JFV dit à l'intervieweuse : "En tant qu'écrivaine, tu sais ce..." Interloquée, C.Brouillet l'interrompt : "Tu dis écrivaine ?" "Oui, j'aurais plutôt tendance", répond JFV. "Tu es un cas. Personne ne féminise", s'exclame CB. "Je sais...", répond malicieusement JFV, "Tu vois, je parle de mes chattes alors qu'il y a un mâle et une femelle mais avant quand elles étaient trois, il y avait deux femelles. La communauté était à majorité femelle."


    JFV aime les femmes.



    Chez Jean-François Vilar, le féminin l'emporte

    (carte de visite utilisée par JFV dans les années 1980 - Sous son nom figuraient son adresse et son n° de tél que nous avons choisi de camoufler)



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  • Je n'avais pas pris le temps à sa sortie de lire Paris sous tension d'Eric Hazan. C'est chose faite. J'en ai parcouru les premières lignes rue de Bagnolet, devant l'ancienne gare de Charonne, ce balcon sur la Petite Ceinture.

    L'instant du danger

    Après avoir évoqué Balzac, Baudelaire, les surréalistes... tout le gratin de la flânerie parisienne, Hazan parle de "Jean-François Vilar, maître du roman noir, qui fait de la destruction de la gare de la Bastille et du cinéma Paramount le mélancolique décor de Bastille Tango". Les flâneurs cités par Hazan semblent tous avoir en commun de regretter un Paris révolu et soupirer comme Balzac : "Hélas ! le vieux Paris disparaît avec une effrayante rapidité."

    Face à l'ancienne gare transformée en salle de concert se dresse désormais un hôtel de luxe imaginé par Roland Castro (passé du col mao au Rotary ?). Je lui tournai délibérément le dos, lui préférant la friche de la PC et la vieille gare. Nostalgique, Louise Lame ? Malgré toute la sympathie que j'éprouve pour Hazan, j'avais envie de discuter du terme : nostalgie, vraiment ? JFV l'a souvent répété, il ne s'agit pas de verser des larmes sur un Paris en voie de disparition mais de faire l'état des lieux, un peu comme on écrirait les minutes d'un procès. C'est bien ce que fait Aragon dans Le Paysan de Paris à propos des passages de l'Opéra ("ce lieu qui fut le siège principal des assises de Dada") détruits en 1925.

    L'instant du danger L'instant du danger

    (Passage de l'Opéra, entrée 10-12 bd des   (Galerie du Baromètre, photo
    Italiens, photo de Léopold Mercier, 1924)      d'Albert Harlingue)

    Ou ce que fait Marville avant les travaux d'Haussmann, Marville qui a pour mission de photographier l'insalubrité des ruelles et des venelles promises à la casse et qui du même coup donne à voir un Paris éternel, celui des enseignes et du pavé humide. Paris est là, dans ces inventaires avant destruction.

    Oui JFV fait l'état des lieux, celui des effacements, des démolitions en cours, des rénovations manquées. Il mêle littérature délinquante et chronique des bouleversements intimes de la ville : le trou des Halles, les chais de Bercy, le passage des Singes... la Bastille, bien sûr et surtout. A laquelle il consacre un roman, Bastille Tango et une somme photographique. A l'époque des travaux en 1984-85, il avait exposé ses photos à la Terrasse de Gutenberg ainsi qu'au 7ème festival du roman et du film policier de Reims.

    L'instant du danger

    (photo de JF Vilar parue dans Mic-Mac n° 19, octobre 1985)

    L'instant du danger

    (photo de JF Vilar publiée dans Rouge n° 1170, juillet-août 1985)

    Depuis, les photos de Vilar ont été remisées on ne sait où. Depuis, l'Opéra Bastille règne en maître froid sur la place - une poignée d'"indignés" ont essayé en vain cet automne d'en réchauffer les marches. Depuis, malgré les ravalements de façades, on peut continuer à espérer qu'un certain "esprit" imprègne toujours les pierres des immeubles du faubourg qui restent debout : l'esprit de révolte, le souvenir des luttes "tel qu'il surgit à l'instant du danger" (Walter Benjamin) et dont il faut s'emparer...

     


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