• C'était un des plus fréquentables de Paris. Singulier, joyeux, habité. Je ne vous fais pas le coup de la nécro sur le ton "les morts sont tous de braves types", non non, c'est vrai. Déco de caractère, bière de caractère (Maredsous pression), musique de caractère (jazz, salsa, soul... pas des play-lists de circonstance, la vraie discothèque des 2 patrons qui aimaient la saudade !). Le rade s'appelait "Mon chien stupide". Il n'était pas situé sur nos itinéraires habituels, mais quand on y pensait, Louise Lame et moi, on faisait le détour exprès pour aller s'y plonger. Sur les hauteurs de Ménilmontant, avec la musique en fond sonore, on se serait un peu crus à Lisboa... Hier soir, lorsqu'on s'est approchés, par la rue de la Bidassoa, Louise a tout de suite remarqué le changement de nom sur l'auvent. On est entrés, un peu méfiants : les lourdes tables en bois rectangulaires avaient été remplacées par des petites tables rondes en formica gris perle, la collection de chiens de toutes tailles qui n'était pas toujours de bon goût mais qui avait le mérite de faire ressembler le café à un stand des Puces avait été remplacée par des accrochages aux murs de photos noir et blanc de films français, sous verre. Pourquoi diable avoir remplacé un lieu qui avait une âme par une déco aseptisée ? Ils n'avaient pas recouvert de laque noire le carrelage du sol, un des plus beaux de Paris, mais je ne jurerais pas qu'ils n'y pensent pas. Il y avait encore de la Maredsous, mais vu comme ils la servaient sans considération (c'est-à-dire sans mousse), je ne serai pas surpris s'ils passent vite à l'Affligem ou à la Pelforth blonde ! Les olives étaient bonnes, mais on n'y retournera pas pour ça.

    Dans les romans de JFV, il est parfois question de cafés disparus. Il y a bien sûr "La Capitale" qui disparaît "en direct" dans Nous cheminons..., remplacé par un fast-food, comme avant lui "Le Cyrano" où se réunissait le groupe surréaliste. Il y a les cafés qu'on tue puis qu'on empaille, avec leur nom mais sans leur âme : dans Nous cheminons... toujours, il est question de "La Grisette", en travaux, et de "La Coupole", que Victor d'abord ne reconnait pas ("Plus de bar. Des couleurs trop vives, fraiches"), avant que Solveig ne lui explique que ce n'est pas une simple rénovation : "C'est bien pire. Tout a été rasé puis reconstruit. Nous sommes dans un décor". C'est cette même "absurdité grotesque" que pointe JFV dans le texte Paris désolé, publié en 1995 dans Paris perdu, à propos de la brasserie "La Tour d'Argent" dont on assiste à la destruction complète dans Bastille Tango : elle "a été reconstruite à peu près à l'identique de ce qu'elle était, pour l'extérieur du moins (...). Genre copie de meuble ancien. Ou faux témoin", avant d'être rebaptisée "Les Grandes Marches" pour de vulgaires raisons de gros sous. Dans Paris d'octobre, Victor et Lady l'Arsouille déjeunent d'un steak tartare au "Café du Lion" qui "ne ressemble plus en rien à celui où Lénine et Trotski jouaient aux échecs avant octobre" (aujourd'hui c'est aussi un fast-food). Et puis dans Bastille Tango, Victor se souvient du "Tambour", lieu de rendez-vous militant des années 70, rebaptisé "La Juventus" et "désactivé".

    Enfin bref... adieu Mon chien stupide, nous perdons un de nos repaires. Une épingle ôtée de nos cartes. Ce n'est pas grave en soi – sauf s'il y a plus de cafés vivants qui disparaissent qu'il n'y en a qui naissent.

     Les cafés meurent aussi

     Les cafés meurent aussi Les cafés meurent aussi

     


    votre commentaire
  • Les murs conservent la mémoire des luttes. L'image surgit, comme dans un bain photographique, à l'instant où elle se révèle. Des femmes et des hommes en armes, à l'angle de la rue de Tourtille et de la rue Lesage. A un pâté de maison de distance du lieu d'une des dernières barricades du 28 mai 1871, celle de l'angle Tourtille-Ramponneau.

    Mémoire des barricades

    Louise Lame me souffle à l'oreille que la tache rouge du sens interdit sur fond de photo noir et blanc lui rappelle une autre image :

    - Le montage de Sasha Stone utilisé pour la couverture de l'édition originale de Sens unique de Walter B en 1928 (la même année que Nadja).

    Mémoire des barricades

    Walter B a plusieurs fois évoqué les barricades parisiennes (celles de 1830 et 1848, avant Haussmann), dans Le Livre des passages.

    - Et dans Sens unique, y'aurait pas une phrase qui parlerait de barricades ?

    - Non, mais il parle d'ouvrir "non plus la rue en pente du chagrin, mais le chemin montant de la révolte".

     


    votre commentaire
  •  

     


    votre commentaire
  • Nous cheminons entourés de fantômes... est un roman plein d'horloges, de pendules, de montres, à Paris comme à Prague. Cela fait plusieurs semaines que Corsaire et moi tournons autour de cette thématique sans trouver quel fil tirer. Il m'arrive de marcher dans les rues et de ne voir dans la ville que les aiguilles qui y marquent le temps. En flânant ainsi, les cadrans entraperçus, les images en noir et blanc et les citations se télescopent, finissent par former comme un territoire, ou bien une cartographie, un portulan plus exactement, ces cartes marines qui permettent de naviguer en haute mer.

    Minuit moins cinq dans le siècle Minuit moins cinq dans le siècle

     (photo d'Atget : Angle de la      (photo de Sabrina Biancuzzi, série  rue Laplace et de la rue de la     "Le crissement du temps", 2010 ; Montagne Ste-Geneviève, 1898)              autres photos ici

    Parmi les citations qui me traversent, il y a le titre du roman de Victor Serge : S'il est minuit dans le siècle. Cette citation vient à l'esprit de Victor, lors de sa première nuit dans Prague en décembre 1989, tandis qu'il écoute sur un "magnétophone de poche" (un walkman ?) la confession de Lourcet sur les événements de 1938 : "Je longeai la synagogue(...) je me retournai et me décidai à lever les yeux vers les horloges du fronton nord de l'hôtel de ville du ghetto. La plus basse, enchâssée dans sa lucarne marquait l'heure en caractères hébraïques. Les aiguilles tournaient à rebours. Elles étaient dans la même disposition que celle de ma montre. Minuit approchait. Minuit à Prague, et à entendre Lourcet, minuit dans le siècle".

    Dans Nous cheminons..., Alfred Katz croise Victor Serge à l'imprimerie de la rue du Croissant où ils sont tous deux employés : "avec son petit sourire exaspérant – ce grand militant, ce presque héros, ne m'est pas sympathique. Nathan va même jusqu'à le traiter de poseur". Victor Serge, la fine fleur de l'anarchisme individualiste parisien sous le pseudo de Le Rétif en 1909-1912 (période bande à Bonnot), converti après 1917 au marxisme tournant vite tendance trotskiste, banni d'URSS en 1936, juste à temps pour échapper aux procès de Moscou qui vont viser ses camarades Zinoviev, Kamenev et consorts. Revenu à Paris, il écrit S'il est minuit dans le siècle à propos de cette répression des opposants au régime stalinien. Cette phrase écrite en 39 fait écho en moi à une phrase de W. Benjamin écrite à Fritz Lieb en juillet 37 : "Et nous avons beau courir à toutes les fenêtres, partout le temps devient lugubre".

    J'ai beau, moi, au moment de l'écriture de ce post, me trouver sous le soleil, à la terrasse d'un café du haut Belleville, j'ai beau ne pas goûter les comparaisons hâtives entre périodes historiques, je me demande précisément à quelle fenêtre il nous est encore possible de regarder. Victor Serge écrivait : "Arrêtons-nous un moment au soleil. On nous enfermera peut-être ce soir dans les sous-sols de la Sûreté. (...) Souvenez-vous alors du soleil de cet instant. Pas de plus grande joie sur la terre, sauf l'amour, et c'est du soleil dans les veines...
    - Et la pensée, demanda Rodion, la pensée ?
    - Ah, c'est plutôt maintenant sur le crâne, un soleil de minuit. Glacial. Que faire s'il est minuit dans le siècle ?
    - Soyons les hommes de minuit, dit Rodion avec une sorte de joie."
    Oui, si le temps devient trop lugubre, il nous restera à devenir "les femmes et les hommes de minuit". En d'autres temps militants, on aurait dit des "taupes" (rouges), creusant imperturbablement malgré l'obscurité...

    Je feuillette Nous cheminons... et tombe sur cet autre passage, où Solveig raconte à Victor : "- Hier [mardi 19 décembre 1989], il n'y avait d'appel pour aucune manifestation particulière. Cinquante mille étudiants étaient pourtant place Venceslas (...).
    Elle sortit de sa poche un morceau de carton. C'était un cadran de pendule comme on en fait fabriquer aux enfants pour leur apprendre à lire l'heure. Les aiguilles découpées marquaient minuit moins cinq.
    - Minuit  moins 5 ! C'est une expression tchèque qui signifie à peu près : il est plus que temps, il y a urgence. Des petits cartons de ce genre, on en a trouvé des milliers à Prague, après le 17 novembre. Partout, au pied des monuments, aux fenêtres des maisons, dans les trams, le métro. Ca voulait dire : foutez le camp !
    Elle épingla l'horloge au mur. C'était le deuxième instrument à marquer le temps que m'offrait Solveig."

    "Impossible de distinguer l'heure, à ma montre. Minuit moins cinq ? J'aurais tellement voulu ! De toute façon j'étais en retard". Comme Victor à la fin du roman, je ne suis pas très sûre de l'heure qu'il est. Minuit dans le siècle ? Ou bien minuit moins 5 ? Histoire de ne pas seulement souligner l'imminence du drame mais de rappeler l'urgence d'épingler sur les murs les signaux de l'insurrection.

     


    votre commentaire