• Fantômes dans la brume

    A St-Jean-du-Gard, il y a une petite bibliothèque, collective, autogérée. Louise et moi y étions passés cet été. Entre deux escapades sur les traces des maquisards cévenols d'hier et d'aujourd'hui.

    Les camarades qui animent cette bibliothèque publient un petit bulletin, sinon illégaliste, du moins irrégulier, Une bibliothèque dans la brume. Dans le numéro 10 de septembre 2012 se trouvait un beau texte à propos de Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, texte que nous reproduisons ici : 

     

    De certains livres, on ne revient pas. On s'y sent comme chez soi et on sait que l'on peut ouvrir cette porte quand on veut, en haut de cet escalier. La porte grince bien sûr, la poussière voile un peu la lumière passant par le vasistas, et la malle est toujours dans le fond, il faut se courber pour l'atteindre, on l'ouvre, et tout est là.

    Ces vieux papiers, ces vieilles photos, combien ils nous touchent et l'on peut rester là, envahi par cette poussière du temps qui passe, qui est passé.

    C'est bien cela que la littérature permet, de passer le temps, de regarder le temps qui passe.

    De cette poussière du temps, Jean-François Vilar rend compte à merveille, il est de ceux qui ont passé le pont et les fantômes viennent à sa rencontre. Mais il est dangereux bien sûr de côtoyer quotidiennement ces fantômes, on court le risque de ne plus revenir, emporté loin. C'est ce qui est arrivé à cet écrivain, happé par les vents de l'Histoire, englouti par un livre à écrire qu'il ne finira pas, perdu dans Prague, sur les traces de Joseph K et d'Odradek.

    Dans son dernier livre, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués (Seuil, 1993), tout fait écho : les lieux (Paris et Prague), les époques (1989 et 1938) et il n'est pas interdit de chercher un ordre souterrain qui sous-tend tout le récit. Victor B, l'alter-ego de Vilar, est un piéton de Paris et pour lui existent plusieurs Paris superposés. Derrière le Paris actuel est présent comme une hallucination un Paris des années 30 qu'il cherche et qu'il voit. Comme dans son roman précédent, Les exagérés (Seuil, 1989) où c'est le Paris révolutionnaire de 1792 qui apparaît peu à peu derrière la ville actuelle.

    Son livre est donc minutieusement construit en une succession de correspondances et nous sommes peu à peu pris dans cette toile où apparaissent aussi les surréalistes, autres grands rêveurs de Paris, et les partisans de Trotsky pourchassés par les staliniens. La dernière partie du livre se déroule à Prague où des personnages fantomatiques se croisent, se cherchent et se perdent dans une ville labyrinthique pleine de recoins et de passages, et les échos de la révolution de velours de l'hiver 1989 semblent assourdis par la neige. De ce jeu de piste géant, semé de chausse-trapes, il faut bien arriver à sortir de peur d'y tourner sans fin.

    C'est un grand livre hanté que l'on a là sous les yeux. Les personnages sont eux-mêmes possédés par leur histoire qui se mêle à l'Histoire jusqu'à former une trame inextricable. Au milieu, Victor B et Vilar poursuivent leurs obsessions et en certains endroits de Paris (la tour St Jacques, le canal St
    Martin) ou de Prague (le Lucerna), ils semblent les atteindre. On a rarement vu dans un livre, si ce n'est dans Rue des maléfices de Jacques Yonnet, un tel délire interprétatif et ce n'est pas étonnant de retrouver la Nadja de Breton comme une des clés de cette histoire.

    Laissant derrière les modestes néons de la Vaclavské Namesti, je traversai Na Prikope, autre grande artère prestigieuse, m'engageai dans Na Mustku. La rue du Petit-Pont. En souvenir des fossés de jadis. J'étais dans le périmètre de la ville historique. Les rues se firent étroites, sinueuses, les maisons plus basses. Les rares passants, ombres pressées.
    Je savais ce qui m'attendait. Le choc de la place de la Vieille-Ville au sortir de la rue Melantrichova. Place immense, disloquée et parfaite, théâtre absolu de Prague.
    Le petit squelette de l'horloge astronomique tira la corde de sa cloche, qui se mit à tinter, une fois de plus, comme à chaque heure, depuis des siècles. Dix coups sonnèrent au beffroi tandis que défilaient les apôtres derrière leurs deux petites lucarnes, au-dessus du cadran.
    Je me souvins d'une autre horloge, une autre nuit. En rêve, les deux s'étaient souvent confondus.
    C'était immense. Je n'avais aucune envie de me ressaisir.

     


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