• Avignon 68, tragédie

    C'est comme au théâtre. Une grande représentation a eu lieu, pendant 3 mois : ça s'appelle mai 68, ça a commencé le vendredi 22 mars, ça s'achève peut-être le mercredi 12 juin. Les actrices et les acteurs seront amenés à jouer d'autres pièces, à partir de septembre - des grandes grèves, de grandes manifs, féminisme, anti-nucléaire, contre-culture, autogestion, communautés rurales, Larzac, homosexualité, luttes des prisonniers, comités de soldats, grève des putes, etc. - pendant plusieurs années. Jusqu'en mai 81 (changement de direction).

    Mais là, en juillet-août 68, il y a un creux dans la saison théâtrale. Mai 68 s'est interrompu un peu abruptement, la rentrée sociale c'est dans 2 mois, il y a une vacance. Il reste une seule scène ouverte, disponible : le festival d'Avignon.

    Difficile de raconter ce qui s'est passé à Avignon en 68. 33 ans après, des versions totalement différentes circulent, selon les sources.

    C'est comme une tragédie. Dont les personnages principaux, tous justes, tous intègres, poursuivent leur vérité et se retrouvent à s'opposer à un moment du récit. Et la destinée les enferme les uns et les autres dans des positions de plus en plus inconciliables. Jusqu'au déchirement final.

    Bon, il y a des rôles de méchants. Indiscutablement. Qui gagneront à la fin, c'est ça l'histoire. Le candidat (de droite) aux législatives Jean-Pierre Roux qui monte la populace contre la troupe du Living Theatre (qui répète depuis mai son spectacle) qu'il dénonce dans un tract comme étant des "freudiens", ce qui semble signifier dans son langage des dépravés, "dont les moeurs sont une injure pour nos jeunes, pour nos travailleurs". Les journalistes de caniveau qui appellent dans leurs torchons Le Méridional ou La Gazette Provençale à expulser la "horde crasseuse" des "enragés", les "énergumènes en haillons", les "étrangers", les "miteux de tout poil, toutes vêtures, couleurs, nationalités imprécises, forbans de tous acabits". Le préfet du Gard qui joue Anastasie, la censure. Le maire (de gauche, parait-il), Henri Duffaut, qui excite les bas instincts de la population, qui entend ordonner au Living Theatre ce qu'ils doivent jouer, puis qui finit par leur envoyer les gardes mobiles pour les bannir de la ville et du pays. Et les gardes mobiles...

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    (le député, le préfet, le maire, le garde mobile)

    Et puis il y a les héros de la pièce. Des gens de théâtre : Jean Vilar, Julian Beck et la troupe du Living Theatre, Gérard Gélas... Et des gens de la rue, amateurs de théâtre, amateurs de palabres...

    Lectures au passage

    (Julian Beck, Jean Vilar et Gérard Gélas)

    Dimanche 30 juin 68, la droite revient. De Gaulle à l'Elysée, vague bleue foncé à l'assemblée. Dans le Vaucluse, JP Roux l'anti-freudien est élu député face au maire socialiste d'Avignon. Ca c'est pour le décor.

    Le jeudi 18 juillet, le préfet du Gard frappe les trois coups, chut ! ça commence. Une jeune troupe du cru, le Chêne Noir, doit jouer sa pièce La paillasse aux seins nus, à Villeneuve-lès-Avignon, dans le Gard, de l'autre côté du Rhône. Le préfet interdit la représentation et fait murer la salle. Gérard Gélas, le meneur de la troupe, franchit le fleuve, se précipite annoncer l'interdiction. Réaction immédiate de la famille du théâtre. Tract, appel à un débat public place de l'Horloge. Charge des CRS, matraque, lacrymos. Classique.

    Le soir-même, c'est la première d'Antigone, un des spectacles du Living Theatre. Ils décident d'annuler et à la place, un meeting s'improvise dans la salle. Des meetings, il va y en avoir tous les jours, notamment au Verger d'Urbain V, où Jean Vilar a prévu un lieu de parole, un forum permanent et ouvert - les échanges vont y être vifs, jusqu'à l'excès, jusqu'à l'incompréhension.

    Le samedi 20 juillet, le Living Theatre joue Antigone, avec les comédiens du Chêne Noir assis en fond de scène, vêtus de noir, de l'adhésif sur la bouche. Réduits au silence et à l'immobilité.

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    Pendant ce temps, les politiques font monter la tension : le maire appelle la population à aider à "maintenir l'ordre" face au spectacle qui déborde pour ne pas "nuire au tourisme" et à la prospérité du commerce, la section locale du PC crée un "Comité de défense du festival" composé de sains gymnastes et de rugbymen, les CRS nettoient la rue régulièrement. Seul Maurice Clavel, présent à Avignon, défend dans Combat daté du 23 juillet la "cohérence" des contestataires du festival qui "nous excitent à penser, à tout repenser, à tout refaire".

    Le mercredi 24 juillet, le Living Theatre présente sa nouvelle création, Paradise now, dans le cloître place des Carmes. La foule se bouscule, avec pour certains la volonté politique de rentrer gratos. Julian Beck, partisan de l'abolition de l'argent, s'accroche aux grilles et encourage la resquille. Mais Jean Vilar, pour qui les artistes sont des travailleurs comme les autres et pour qui tout travail doit être payé, supervise le filtrage des entrées. Première dissension.

    Le lendemain, nouvelle représentation. Salle archi-comble, tout le monde n'a pas pu entrer. Après un moment, Beck fait ouvrir les grilles et continue le spectacle dehors, entraînant le public dans une déambulation nocturne et imprévue dans les rues.

    Pour Vilar, la scène théâtrale est le lieu où permettre aux mots de la rue de continuer à s'exprimer, à l'abri des charges de flics. Pour Beck, la rue est le lieu où permettre aux mots du théâtre de continuer à s'exprimer, au contact du réel enfin.

    La famille du théâtre se déchire. Dans la rue, chacune et chacun comprend ce qu'il peut à la pièce. Des manifestants au slogan facile trouvent malin de scander "Béjart, Vilar, Salazar" (Salazar est le dictateur qui étrangle alors le Portugal). D'autres sont sensibles à la figure tragique de Jean Vilar, seul au milieu de la tempête, répondant toujours à toutes les apostrophes, défendant envers et contre tout ses convictions.

    Lectures au passage 

    Le maire (de gauche, donc) profite de la confusion : il ordonne au Living Theatre de cesser les représentations de leur pièce Paradise now, puis finit par leur envoyer les gardes mobiles pour les bannir d'Avignon et les raccompagner à la frontière ! Le mercredi 31 juillet, Vilar vient saluer Julian Beck et assiste, impuissant et désespéré, au départ sous escorte des 4 minibus VW du Living Theatre.

    La famille du théâtre se déchire. Les politiques et les flics triomphent. Baisser de rideau.

    Dans les rues d'Avignon en juillet 68, il y a peut-être un militant communiste révolutionnaire de 21 ans. Qui sait ce que Jean Vilar a apporté au théâtre populaire, à la culture. Qui a assisté dans ses jeunes années parisiennes à des représentations au TNP. Qui n'aime pas les rimes trop faciles. Ou les effets de meute, surtout contre un homme seul. Dans l'orga dans laquelle il milite, chacune et chacun cache plus ou moins son identité sous un pseudo. Le sien sera "Vilar". Plus tard, quand en partie par hasard il écrira un roman noir, il conservera ce pseudo.

    Laissons le dernier mot à Vilar (Jean-François). Dans Nous cheminons..., Victor raconte sa rencontre avec une comédienne : "(...) je l'avais rencontrée dans le tumulte d'un chahut affligeant. La contestation du festival "bourgeois" s'imposait, paraît-il. "Vilar-Béjart-Salazar" avait été le slogan de quelques crétins auréolés par Mai. L'équipe du Living Theatre apportant son actif concours à cette confusion lamentable, défendant sa petite boutique, ses minuscules audaces. A l'ombre du palais des Papes s'était rejoué un triste remake de l'occupation du théâtre de l'Odéon, qui déjà n'avait fait honneur à personne. Jean Vilar, n'étant pas Barrault, avait refusé de s'incliner devant la putasserie ambiante. Marine m'avait accroché lors d'une bousculade. "Ce sont vos amis ?" Je ne la connaissais pas. Elle écumait, elle pleurait. "Vilar-Salazar ! C'est tout ce qu'ils ont trouvé. Quelle imagination !" Parmi ceux qui vociféraient, son metteur en scène, la plupart de ses partenaires. Pas mal d'autres types que, dans la foulée du lyrisme des émeutes de Mai, j'aurais spontanément appelés "camarades". Avignon et l'offense faite à Jean Vilar mirent fin à cette compromission poisseuse."

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    NB : Un dossier très fourni, comprenant notamment une revue de presse de l'époque et de nombreuses photos, peut être lu ici.

      


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