• Fantômes dans la brume

    A St-Jean-du-Gard, il y a une petite bibliothèque, collective, autogérée. Louise et moi y étions passés cet été. Entre deux escapades sur les traces des maquisards cévenols d'hier et d'aujourd'hui.

    Les camarades qui animent cette bibliothèque publient un petit bulletin, sinon illégaliste, du moins irrégulier, Une bibliothèque dans la brume. Dans le numéro 10 de septembre 2012 se trouvait un beau texte à propos de Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, texte que nous reproduisons ici : 

     

    De certains livres, on ne revient pas. On s'y sent comme chez soi et on sait que l'on peut ouvrir cette porte quand on veut, en haut de cet escalier. La porte grince bien sûr, la poussière voile un peu la lumière passant par le vasistas, et la malle est toujours dans le fond, il faut se courber pour l'atteindre, on l'ouvre, et tout est là.

    Ces vieux papiers, ces vieilles photos, combien ils nous touchent et l'on peut rester là, envahi par cette poussière du temps qui passe, qui est passé.

    C'est bien cela que la littérature permet, de passer le temps, de regarder le temps qui passe.

    De cette poussière du temps, Jean-François Vilar rend compte à merveille, il est de ceux qui ont passé le pont et les fantômes viennent à sa rencontre. Mais il est dangereux bien sûr de côtoyer quotidiennement ces fantômes, on court le risque de ne plus revenir, emporté loin. C'est ce qui est arrivé à cet écrivain, happé par les vents de l'Histoire, englouti par un livre à écrire qu'il ne finira pas, perdu dans Prague, sur les traces de Joseph K et d'Odradek.

    Dans son dernier livre, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués (Seuil, 1993), tout fait écho : les lieux (Paris et Prague), les époques (1989 et 1938) et il n'est pas interdit de chercher un ordre souterrain qui sous-tend tout le récit. Victor B, l'alter-ego de Vilar, est un piéton de Paris et pour lui existent plusieurs Paris superposés. Derrière le Paris actuel est présent comme une hallucination un Paris des années 30 qu'il cherche et qu'il voit. Comme dans son roman précédent, Les exagérés (Seuil, 1989) où c'est le Paris révolutionnaire de 1792 qui apparaît peu à peu derrière la ville actuelle.

    Son livre est donc minutieusement construit en une succession de correspondances et nous sommes peu à peu pris dans cette toile où apparaissent aussi les surréalistes, autres grands rêveurs de Paris, et les partisans de Trotsky pourchassés par les staliniens. La dernière partie du livre se déroule à Prague où des personnages fantomatiques se croisent, se cherchent et se perdent dans une ville labyrinthique pleine de recoins et de passages, et les échos de la révolution de velours de l'hiver 1989 semblent assourdis par la neige. De ce jeu de piste géant, semé de chausse-trapes, il faut bien arriver à sortir de peur d'y tourner sans fin.

    C'est un grand livre hanté que l'on a là sous les yeux. Les personnages sont eux-mêmes possédés par leur histoire qui se mêle à l'Histoire jusqu'à former une trame inextricable. Au milieu, Victor B et Vilar poursuivent leurs obsessions et en certains endroits de Paris (la tour St Jacques, le canal St
    Martin) ou de Prague (le Lucerna), ils semblent les atteindre. On a rarement vu dans un livre, si ce n'est dans Rue des maléfices de Jacques Yonnet, un tel délire interprétatif et ce n'est pas étonnant de retrouver la Nadja de Breton comme une des clés de cette histoire.

    Laissant derrière les modestes néons de la Vaclavské Namesti, je traversai Na Prikope, autre grande artère prestigieuse, m'engageai dans Na Mustku. La rue du Petit-Pont. En souvenir des fossés de jadis. J'étais dans le périmètre de la ville historique. Les rues se firent étroites, sinueuses, les maisons plus basses. Les rares passants, ombres pressées.
    Je savais ce qui m'attendait. Le choc de la place de la Vieille-Ville au sortir de la rue Melantrichova. Place immense, disloquée et parfaite, théâtre absolu de Prague.
    Le petit squelette de l'horloge astronomique tira la corde de sa cloche, qui se mit à tinter, une fois de plus, comme à chaque heure, depuis des siècles. Dix coups sonnèrent au beffroi tandis que défilaient les apôtres derrière leurs deux petites lucarnes, au-dessus du cadran.
    Je me souvins d'une autre horloge, une autre nuit. En rêve, les deux s'étaient souvent confondus.
    C'était immense. Je n'avais aucune envie de me ressaisir.

     


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  • Louise en a déjà parlé, Nous cheminons entourés de fantômes... est un roman sur le temps. Le temps passé, le temps qui passe. Le temps qui s'arrête, le temps à rebours...

    8 novembre 1989, Victor et Alex Katz sont libérés d'une captivité de presque 3 ans. Coupés du monde, le temps pour eux s'est arrêté. Même si pour lutter contre cette immobilisation, cette petite mort, ils ont compté les jours, au "petit jeu quotidien de l'almanach". Même s'ils ont tout tenté pour conserver le plus longtemps possible leur montre. Mais tous les matins à 5 h, ils étaient réveillés violemment par les gardiens. Et pendant tout le roman, tous les matins à 5 h précises, Victor se réveille en sursaut d'un cauchemar récurrent. Le temps a du mal à reprendre son cours.

    Les frontières sont floues entre aujourd'hui et hier. Pour retrouver Paris, reprendre pied dans un flux temporel, Victor se plonge d'abord dans le passé ; une grande part du roman est située en 1938, il s'identifie de plus en plus à Alfred Katz, anonyme militant trostskiste proche des surréalistes ("Je suis avec Katz, à rebours"). Solveig offre à Victor une montre dont les aiguilles tournent à l'envers. A l'image de l'horloge de l'hôtel de ville du vieux quartier juif de Prague : "Ses chiffres sont en caractères hébraïques, ce qui fait que les aiguilles tournent "à l'envers". Apollinaire le dit dans Zone : "Les aiguilles de l'horloge du quartier juif vont à rebours - Et tu recules aussi dans ta vie, lentement." Cela me rappelle une histoire dans Rue des maléfices de Yonnet : l'horloger de la rue des Grands-Degrés (près de la place Maubert) qui jour après jour fait tourner les aiguilles de son horloge dans un sens puis dans l'autre, secret de l'éternelle jeunesse.

    On retarde les pendules aussi pour passer à l'heure d'hiver. Katz échappe à un assassinat car ceux qui lui ont tendu un piège, n'ayant pas réglé leurs montres à la nouvelle heure, arrivent une heure en retard au rendez-vous. Ce changement d'heure a lieu dans la nuit du samedi 1er au dimanche 2 octobre 1938. La veille, Daladier de retour de Munich a été acclamé par la foule cependant que les troupes allemandes pénétraient en Tchécoslovaquie ; Katz se demande dans "quel genre d'hiver" il entre alors.

    Victor ressent finalement "la nécessité qu'il y avait à cesser de lire l'heure avec une montre dont les aiguilles tournaient symboliquement à rebours. Il me fallait admettre le Génie doré, la Capitale devenu McDo du coin de mon quai, la fin de la Grisette, les cartes téléphoniques, un morceau de mur de Berlin dans mon appartement vide (...)" ; il lui faudra les événements pragois de novembre-décembre 1989 pour repartir de l'avant. Prague où l'on raconte qu' "au Château, qui est le lieu du pouvoir, (...) il n'y a pas de pendules. Pas une seule ! Dans aucune salle". Ou bien que "toutes les pendules (...) étaient arrêtées", car "le Château n'avait pas à être à l'heure. Nos chers dirigeants officiaient dans un temps immobile". Les deux versions sont racontées à Victor. D'ailleurs un slogan du printemps de 68 le disait : "Attention ! Les assassins soviétiques volent aussi les montres !"

    Temps...

    (photo de Joseph Koudelka, Prague, Václaviské Námesty, 21 août 1968 - La veille au soir, les chars russes sont entrés en Tchécoslovaquie, ce 21 août à midi, Koudelka les attend sur l'avenue principale encore vide)

    La montre de Victor l'emmène vers le passé, mais le compte à rebours peut aussi mener vers l'avenir : le vendredi 17 novembre 1989, 8 jours après la chute du mur de Berlin, 50000 manifestants envahissent les rues de Prague ; le lendemain, Le Soir titre en une : "Prague : le compte à rebours". Même si Victor n'est pas plus que d'habitude totalement optimiste : "Des nouveaux horlogers qui envahissent les rues se font matraquer avec un bel héroïsme, parce qu'ils veulent mettre les pendules à l'heure sans comprendre qu'il n'y a pas de pendules". Il n'empêche que le temps a repris son cours, et à la dernière page du roman, Victor ne cauchemarde plus : "Plus tard, bien plus tard que 5h du matin, je me réveillai (...)".

    Le temps a repris son cours ? A Prague, peut-être le pouvoir avait-il arrêté les pendules. Mais Nous cheminons commence la veille de l'ouverture du mur de Berlin. Et tandis que certains à l'Est voient le temps se remettre en marche, d'autres à l'Ouest interprètent ces événements comme marquant la "fin de l'histoire" - le triomphe définitif du capitalisme, le temps arrêté, donc, là aussi.

    A contrario, l'arrêt du temps peut être un symbole de contre-pouvoir. Sur un mur de Bologne en 1977 on pouvait lire ceci : "Pendant la commune de Paris les communards avant de tirer sur les gens tiraient sur les horloges et les détruisaient ils voulaient arrêter le temps des autres, des patrons, aujourd'hui face à moi et au-delà de vos visages je vois une mer d'horloges cassées". Il s'agit "à un certain moment d'affronter le temps ennemi, en l'interrompant et en laissant déferler une autre temporalité dont émane un parfum unique de communisme : le vrai état d'exception". Comme dans L'an 01 :

    Temps...

     


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  • C'est en prenant le train que je me suis souvenue de la nouvelle de Chantal Montellier parue très récemment. Elle y parlait de fuite, de C'est toujours les autres qui meurent, de Duchamp, de JFV, de voyeurisme... Même si je comprenais - très bien - ce qu'elle voulait dire, je n'étais pas d'accord. Mes bas, ma robe de soie, mes talons hauts ne faisaient pas de moi une proie. Au contraire. Et l'arme dans ma poche ne pouvait que me le confirmer.

    Le train rejoignait Nantes. Pas une fuite, une virée. Là où j'allais mes talons ne me seraient d'aucune utilité. Plutôt que de me projeter dans l'avenir comme le faisait Chantal Montellier, je sortis un vieux bouquin que m'avait passé un ami, certains passages avaient été soulignés dont celui-ci : "Ici règne actuellement le plus grand calme. Tout est silencieux comme dans une nuit d'hiver enveloppée de neige. Rien qu'un petit bruit mystérieux et monotone comme des gouttes qui tombent. Ce sont les rentes des capitaux, tombant dans les coffres-forts des capitalistes et les faisant presque déborder. On entend distinctement la crue continuelle des richesses des riches. De temps en temps il se mêle à ce sourd clapotement quelque sanglot poussé à voix basse, le sanglot de l'indigence. Parfois aussi résonne un léger cliquetis, comme d'un couteau que l'on aiguise". Je souriais, jouant à nouveau avec cette idée benjaminienne que le passé vient au secours du présent, comme avec un collier de perles de verre.

    J'arrivais tard à Nantes. "Le vent de la nuit (était) chargé de l'odeur rugueuse des voiles de lin recueillie au large des côtes, chargé de l'odeur du varech échoué sur les plages et en partie desséché, chargé de la fumée des locomotives en route vers Paris, chargé de l'odeur de chaud des rails après le passage des grands express" (La liberté ou l'amour). Le vent s'engouffrait sous mon manteau et me caressait les hanches. L'arme pesait toujours contre mon corps.

    Décidément, je n'étais pas une proie.

     


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  • Il y a quelques jours j'opérais une tentative de rangement de la bibliothèque qui me sert de lieu de vie. Histoire de classer des piles de photocopies d'anciens fanzines libertaires. Un passe-temps comme un autre. Au milieu des revues anars s'étaient glissés des carnets. Du genre de ceux où je note tout et n'importe quoi. De l'écriture bistrotière principalement. Je ne parlerais pas de jounal intime, j'ai encore en mémoire une phrase de Victor  : "J'ai toujours eu un dédain des journaux intimes rédigés dans le désir ou la savoureuse crainte d'être lus, par surprise ou plus tard. On n'y prend que la pose. Le contraire serait connu". Pas un journal, Victor, mais des carnets de bistrot, conservés comme des minutes de procés. Pour mémoire.

    Le carnet en question datait d'avant l'ouverture du passage. Les pages que j'avais sous les yeux  avaient été écrites un 25 décembre. J'avais quand même réussi à trouver un café ouvert. Je devais attendre Corsaire, comme toujours. Je caressais l'idée de lui écrire un texte : "Une histoire fantastique. Ecrire des phantasmes-des rêves-des scènes érotiques. Oui c'est ça. Des mises en scènes érotiques dans des lieux parisiens. Des rêves éveillés dans des immeubles en flammes. Où je serais Irma Vep. Ce serait comme les aventures d'Irma Vep dans le Paris de JFV. Irma ferait l'amour avec Victor, rencontrerait des chats, croiserait un Golem (...)". Le 26 j'écrivais encore : "j'avais imaginé que le premier épisode pouvait avoir lieu chez Robert Capia, au-dessus de sa boutique de poupées".

    Et c'est là que je voulais en venir.

    Il y a deux jours, en rangeant, je m'amusais de cette saynète pour rien, inventée un jour de noël, dont le décor aurait dû être l'appart de Robert, galerie Véro-Dodat. J'avais alors repensé à la boutique vide que nous avions évoquée dans un post il y a déjà quelque temps. La nuit dernière, quelqu'un - un ami ? - a laissé un commentaire en forme d'avis de décès : "Et ce lundi 1er octobre 2012 Robert nous a quitté...... Cérémonie au crématorium du Père Lachaise lundi 8 à 11h30.......   ;-( "

    La fermeture de la boutique m'avait enseigné que les poupées meurent aussi. La mort de Capia ne m'apprend rien. Si ce n'est que certaines disparitions marquent la fin d'une époque. Et comme il y avait quelque chose de l'esprit du Palais-Royal dans cet homme, sa mort est celle de l'esprit d'un lieu.

    Palais-Royal, game over

    (photo Sophie Bassouls, octobre 1986)

     


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  • Mercredi 26 septembre 2012 : 72ème anniversaire de la mort de Walter Benjamin à Port-Bou, Espagne, le jeudi 26 septembre 1940. Cette mort clôt une errance commencée 15 ans plus tôt qui le mena de Berlin à la France, en passant par l'URSS, le Danemark ou Ibiza. D'hôtels en cafés, il traina son regard de myope, son air d'enfant "à qui on aurait collé des moustaches" (Georges Bataille) et sa serviette en cuir pleine de feuillets recouverts d'une écriture minuscule.

    Dans les années 30 à Paris, il hante la Bibliothèque nationale de la rue Vivienne où il travaille sur son Livre des passages, collectionnant les citations comme le chiffonnier les rebuts. C'est à cette époque que Jean-François Vilar le décrit, dans la nouvelle La tâche de vin :

    "Walter entra à ce moment-là. Il était fidèle à son aspect habituel, jusqu'à la caricature : mine empruntée, lunettes cerclées de fer, chevelure en broussaille et moustache mal taillée. Sa manière de se tenir raide accentuait son embonpoint. Avec son petit cartable et son costume lustré il avait l'air respectable de l'intellectuel miteux. Logeant à l'hôtel voisin, il était également un habitué du Rendez-vous. (...)
    Il s'installa au fond de la salle, là où allaient d'habitude les amoureux, sortit un livre de son cartable et se plongea dans sa lecture, crayon en main.
    - Qui est-ce ?
    - Un professeur de Francfort. Marxiste et juif. Il a été forcé de fuir. D'Allemagne d'abord, d'URSS ensuite. (...)
    Serge allait lui parler des recherches que menait Walter sur Baudelaire, sur le XIXe siècle parisien, quand Hannah fit son entrée."

    En 40 il quitte Paris son errance se transforme en fuite et c'est dans un état de fragilité extrême qu'il traverse la frontière entre la France et l'Espagne en compagnie d'une passeuse, Lisa Fittko. "Le paysage est en cet endroit d'une extrême beauté. De toutes parts on aperçoit des criques de schiste, les roches noires contrastant avec le bleu sombre immobile de la mer, la végétation rabougrie des collines, les vignobles. Au-delà, à la fois égaré et à l'abri des montagnes s'étend le village de Port-Bou en Espagne. Il ne restait plus qu'à l'atteindre, Benjamin etait si faible qu'il s'agenouilla pour boire l'eau croupie d'une mare" (Jean-Michel Palmier).

    Arrivé à Port-Bou, il apprend qu'un changement de législation ne lui permet pas d'aller plus loin. Il se suicide alors à l'hôtel La Fonda de Francia, avalant la tablette de morphine qu'il avait en sa possession et qu'il avait montrée à Arthur Koestler quelques jours plus tôt à Marseille.

    Ultime frontière

    (Hôtel La Fonda de Francia, Port-Bou - photogramme extrait du film Qui a tué Walter Benjamin ? de David Mauas)

    Cette mort n'a cessé d'agiter les esprits, les Qui a tué Walter Benjamin ? de rigueur. Comment ce passage de frontière, au lieu d'ouvrir vers l'horizon se referme-t-il sur le dernier geste ? Il ne s'agit sans doute pas seulement d'une histoire de "malchance" comme l'avançait Hannah Arendt mais de l'exténuation physique et mentale d'un homme qui accordait au contenu de sa serviette plus d'importance qu'à sa propre vie. Peu importe alors que la serviette ne contint semble-t-il que des copies de textes et non pas les originaux en lieu sûr (chez Bataille ou Missac...). Elle continuait à être l'objet-fêtiche de toutes ses attentions. Elle a disparu, ainsi que son contenu, tout comme le corps de Walter B.

    Ne reste que la mer immobile. Et la beauté de son oeuvre inachevée.

     


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  • JFV n'a jamais tergiversé avec les fachos. Nous n'avons aucun document concernant la façon dont il entamait le dialogue avec les nazillons d'Occident - les Longuet, Devedjian, Madelin et Goasguen - en 68, puis d'Ordre Nouveau dans les années qui ont suivi. Même si dans Nous cheminons..., le flic Laurent rappelle à Victor de vieux souvenirs : "Cinq ans plus tard, il y a un meeting d'extrême droite au palais des Sports. Vous et vos copains gauchistes décidez de le casser. Vous vous organisez. Le grand jeu. Vous chargez. Ce fut assez violent. (...) Avec casque, barre de fer et cocktail Molotov. Ce n'étaient pas de vrais cocktails, à vrai dire, ça faisait quand même de rudes dégâts. Quelle époque !". Cela se passait le mardi 9 mars 1971 (cf. video de l'INA), et quelque chose nous dit que JFV n'était pas loin de Victor...

    Des années plus tard, alors qu'il est devenu écrivain de romans noirs, parait un recueil de photos d'auteurs de polars, avec des bouts de textes de Jean Vautrin. D'abord favorable à ce projet, il découvre avec consternation qu'on a placé son portrait à la page suivant celui d'ADG ! Dans un courrier publié dans la revue 813 en mars 1986, il rappelle qui est cet ADG : "ADG le facho, le scribe attitré du Front National (...), militant d'extrême-droite dont la verve, réelle ou supposée, s'exerce dans Minute. Une verve qui s'est déployée tout particulièrement lors des "événements" de Kanaky. Cette Kanaky où il était tout à la fois résident et "correspondant de guerre" du FN." Pour JFV, avec les fafs, "les affaires ne peuvent se régler qu'à coups d'injures bien senties, éventuellement accompagnées de quelques coups d'outils choisis." Il regrette, dans le milieu du polar, cette "confusion imbécile qui permet de mettre dans le même sac, dans le même "club", dans le même tas de chouettes fanas, des gens qui n'ont strictement rien à voir ensemble et que, dans certains cas, tout oppose radicalement. Il ne s'agit pas de politique, qu'on se comprenne mais, comment dire ? : de morale."

    Jean-François Vilar ressort les armes !(JF Vilar chez lui en 1984, photo de Gérard Rondeau parue dans Crime-Club, 1985)

    Malgré cela, et après quelques années d'observation, il accepte de s'engager dans l'association 813 ("les amis de la littérature policière" - sic) et en devient le président en janvier 1987. Pas pour très longtemps ! Au festival du roman et du film policier qui se tient à Grenoble en octobre, ADG (dont la dernière Série Noire est dédiée à Jean-Marie Le Pen !) est invité. Le "président Vilar" tente de mobiliser ses "confrères" pour s'y opposer. Peine perdue ! Une AG de 813 spécialement convoquée, conclut que "l'on ne peut admettre de frontières idéologiques dans l'association, ni de considérations politiques en matière de littérature". JFV démissionne de sa présidence.

    A signaler que dans l'Agenda Polar 1986, JFV décrit des gangsters médiocres tireurs ainsi : "Pour tout dire, ils étaient du genre à rater un ADG dans un cocktail chez gallimuche". Et dans Djemila sont mis en scène quelques fachos dont un minable pigiste pour journaux d'extrême-droite nommé Alain Fourier, dit Le Clébard. Nota bene : ADG était le pseudonyme d'Alain Fournier.

    On le sait, depuis 1997, JFV s'est fait discret. Un article sur Prague dans une revue, un très court texte dans un livre-objet, un récit pour un catalogue d'expo, un mail sur BellaCiao pour la mort de son vieux camarade... Mais "l'affaire Millet", du nom de cet écrivain qui fait l'éloge d'un assassin néo-nazi et lie le soi-disant déclin de la littérature française à l'invasion du territoire national par l'immigration massive, l'a fait ressortir de sa tanière : il vient de publier sur le site Mediapart une tribune (ici). C'est sa première contribution publique depuis son mail de janvier 2011 sur BellaCiao. Et c'est nettement moins confidentiel. C'est signe que l'heure est grave, Vilar ressort les armes. Pas de fachos dans nos quartiers, pas de quartier pour les fachos !

     


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  • Bon, nous y sommes. Rendus au bitume. Je ne suis pas exactement dans le même état d'esprit que l'année dernière. Le fond de l'air est sans odeur ni couleur. Au bord du canal j'attends. J'ai gardé à mes pieds les sandalettes en cuir. Je pense à cette phrase dans La Jetée de Chris Marker : "appeler le passé et l'avenir au secours du présent".

    Dans un autre quartier, en périphérie, Corsaire et moi tombons sur un mur graffité.

    Retour à Paris

    (photo, dimanche 26 août 2012, 16-18 rue du Clos, Paris 20e)

    Hommage à Chris Marker dans cette cité du 20ème. Finalement je souris en me disant que rien n'est impossible.

    Un jour peut-être retrouverai-je Victor dans un musée plein de bêtes éternelles.

    Retour à Paris

    (photogramme tiré de La Jetée, 1962)

     


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  • Jean-François Vilar a écrit dans les années 80 et 90 de la littérature délinquante.

    Jean-François Vilar vit entre Paris et Prague, aime les passages, la tour Saint-Jacques, les fonds de cour, les lieux qui ont connu le bruit et la fureur des émeutes et des révolutions.

    Jean-François Vilar est toujours trotskyste.

    Jean-François Vilar fréquente les fantômes. Duchamp, Breton, Nadja, Walter Benjamin, Desnos, le père Duchesne...

    Jean-François Vilar a cessé de publier en 1993 après Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués.

    Passage Jean-François Vilar est un blog ; une déambulation dans la ville, un jeu entre fiction, désirs et réalité.

    Les deux animateur/trice du blog seront présent-e-s à la bibliothèque-infokiosque de Saint Jean du Gard, 152 Grand'rue, le lundi 20 août 2012 à partir de 19h.

    Après la soirée, nous mangerons ensemble ce que chacun apportera.

    Lectures au passage

    (photo L.Lame, été 2010)

     


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  • 20ème anniversaire de la mort d'Astor Piazzolla, le samedi 4 juillet 1992 à Buenos-Aires, à l'âge de 71 ans.  

    Quand Maurice Périsset, pour son Panorama du polar en 1986, demande à JFV qui est son musicien préféré, il répond : "Astor Piazzola".

    La même année, en septembre 1986 dans Les exagérés, Victor écoute les messages accumulés sur son répondeur. Parmi eux, "un message envoyé par je ne sais qui me donnait à entendre un petit tango nerveux, du Piazzola. J'appréciai".

    Déjà en février 1984, l'héroine de la nouvelle Tandem (dans le n°3 de la revue Tango), suit Victor dans son rade habituel, la Capitale. "A peine assise sur le plastique usé et moche de la banquette, Sybille glissa quelques pièces dans le juke-box. Vint alors, et très curieusement, le "Libertango" de Piazzola".

       (Libertango, extrait de Astor Piazzolla and his Tango Quintet, enregistrement public à Lugano, 1983)

     

    Et en novembre 1989 dans Nous cheminons..., lorsque Victor est libéré après presque 2 ans de captivité, sa voisine Carmen a pris soin entre autres choses de lui enregistrer le concert de Piazzola, "aux Bouffes".

    Victor n'est pas un inconditionnel. Ni politiquement, lorsque Julio dans Bastille Tango lui apprend que "Piazzola a fricoté avec la junte". Ni musicalement, quand la chanteuse Milva "massacre" Balada para un loco, accompagnée par Piazzolla ("Non seulement le maestro n'a pas toujours été digne sous la junte, mais il a servi la soupe à des partenaires indignes"). 3 ans plus tard dans Nous cheminons..., quand le flic Laurent l'invite rue Volta dans un restau latino, son opinion n'a pas changé : "Sur la bande son, c'était maintenant Piazzola, Balada para un loco. Une mauvaise version. Celle où hurle inutilement la chanteuse Milva".

    Mais quand Julio met sur la platine Adios Nonino, Victor fond : "L'interprétation, qui commence par une longue approche au piano, très lente et où chaque note se détache, comme un pas hésitant dans une rue mal connue à une heure dangereuse et où se greffe l'emportement du violon et du bandonéon, ample, imparable. J'eus un frisson, comme à chaque fois".

              (Adios Nonino, extrait de Astor Piazzolla y su Quinteto - Adios Nonino, 1969)

     

    Le flic Villon, "érudit et sinistre", préfère Sud : "Un de mes tangos préférés, savez-vous ? (Il se balançait en chantonnant.) "Les rues et les lunes des faubourgs / et mon amour à ta fenêtre / tout est mort, je le sais." Beau, non ?"

         (Sur, extrait de Piazzolla o no? Bailable y Apiazolado, 1961, chant : Héctor De Rosas)

    Qu'est-ce qui parle tant à Victor ? Peut-être tout est-il résumé dans ce vers de "Balada para un loco" : "Dans la rue et en moi, c'est pareil".

    Louise et moi quittons la rue parisienne quelque temps. Nous vous laissons avec ces quelques tangos en écoute...

         (Balada para un loco, Roberto Goyeneche con la Orquesta de Cuerdas de Astor Piazzolla, 45 t, 1969)

     


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  • JF Vilar aime la BD. Du temps où il était journaliste au quotidien Rouge, il a souvent écrit, sur Tardi, Crepax, Pratt, Muñoz & Sampayo, la bande des Humanoîdes Associés (Metal Hurlant, Ah! Nana) – Druillet, Moebius, etc.

    Dans le n°639 du mardi 2 mai 1978, il consacre un article enthousiaste au premier album de Chantal Montellier, 1996. L'article s'intitule "Une femme communiste et la BD".

    Au hasard de nos déambulations sur la toile, nous avons trouvé la trace d'un "dossier de 4 pages dactylographiées" que JFV aurait consacré en 1984 à l'album Odile et les crocodiles. Nous n'avons hélas pas encore mis la main sur ce document.

    Odile et les crocodiles, publié en 1984, est l'histoire d'une femme fatale - au sens littéral du terme. Violée dans un parking, bafouée par la justice, elle entreprend de répondre aux avances des hommes prédateurs à l'aide d'un coupe-papier. Elle est filée par un flic aux sentiments ambigus. A un moment, elle commence à rédiger son histoire. Un écrivain rencontré "dans un café du boulevard" essaie de l'aider à travailler son récit.

    Cette histoire a une soeur. Dans le n°2 de la revue Contre-ciel, en juin 1984, JFV publie une nouvelle intitulée Cherie's requiem. Une jeune femme, prétendant avoir comme fantasme d'être violée, attire les hommes via les petites annonces de Libé. Elle, elle exprime son point de vue avec un rasoir. Un flic aux sentiments ambigus la file pendant tout le récit.

    Cela ressemble à deux variations sur un même sujet de départ. Publiées quasi simultanément. Montellier et JFV ont-ils travaillé ensemble ? Le personnage de l'écrivain de la BD - qui entend "évacuer (...) la tentation totalisante et totalitaire et les modes de pensée trop rigoristes et de ce fait réducteurs... je veux bien sûr parler, tu m'auras compris, du récit !" - est-il un avatar de JFV (en blond) ?

    Odile et l'écrivain se promènent le long du canal St Martin. Les deux récits passent d'ailleurs tous les deux par cette case du jeu de l'oie parisien. Dans la BD, le jeune écrivain blond imagine que l'héroine du récit d'Odile pourrait être plus provocatrice, qu'elle pourrait entraîner un homme dans le tunnel qui mène à Bastille (là où le canal devient souterrain, sous la statue de Frederick Lemaître, vous savez bien, juste en bas de chez Victor) pour l'y tuer. C'est ce que réalise l'héroine de Cherie's requiem, après avoir attiré les candidats à la mort par la petite annonce : "Entre Jemmapes et Bastille, j'aime le bord du canal et ses allures de lieu du crime".

    Crocodiles dans le canal

    (Odile le long du canal St Martin, dessin de Chantal Montellier, extrait de Odile et les crocodiles, 1984) 

    Crocodiles dans le canal

    (Valentina au bord du canal St Martin, dessin de J-F Vilar illustrant la nouvelle Tandem publiée dans Tango n°3, juillet 1984)   

     


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  • Atget vivait dans un gourbi au 17 bis rue Campagne-Première, non loin de l'hôtel Istria ou passa Walter Benjamin. C'est dans cet appartement que Locke s'est installé dans Passage des singes. J'imagine les milliers de clichés classés dans des boîtes ainsi que le matériel photographique du "vieux" comme l'appelait Victor (quand il ne parlait pas de Trotski, bien entendu), son lourd appareil en bois qu'il continua a transporter toute sa vie, le préférant aux appareils plus légers aux poses plus rapides. Si je pense à Atget c'est que mon regard a croisé l'affiche d'une expo qui a lieu en ce moment au musée Carnavalet. Sur l'affiche un homme et une femme se font face, se parlent. Ce qu'ils se disent est perdu à tout jamais.

    La couleur du fond de l'air 

    Le choix de cette photo me surprend, elle traduit la volonté du musée de présenter le travail d'Atget dans sa totalité, avec les clichés mis de côté par les surréalistes : les photos d'arbres, de campagne, les scènes avec des personnages. Car si Atget est devenu "le père de la photographie moderne" comme on peut le lire sur la plaque posée au 17 bis, c'est bien parce qu'il photographiait essentiellement quelque chose comme la disparition de la figure humaine. "Il est remarquable que presque toutes ces photos soient vides", écrivait W.B. dans Petite histoire de la photographie. Atget opérait quelque chose de l'ordre du saisissement. Ce qu'il saisit : une ville avant destruction, une ville sans ses foules, des rues sans le peuple. Il saisit les murs, les pavés, les cours, les vitrines, le fond de l'air, les vibrations du vide, comme s'il photographiait les rues juste après la disparition du meurtrier de la scène du crime. A l'instant de la disparition du cadavre, quand le crime flotte encore dans l'air et qu'on tente d'en effacer les traces. En regardant plus près certaines de ces photos, on voit bien pourtant quelques fantômes capturés par les longs temps de pause sur les plaques en gélatino-bromure d'argent. Je me demande même si je n'y ai pas vu l'empreinte de mon corps nu.

    Chez Atget, le fond de l'air n'est pas rouge, ni même noir et blanc, le fond de l'air a la couleur de l'inconscient, celle des fantômes saisis dans l'argent.

    La couleur du fond de l'air La couleur du fond de l'air

       (Cour, 90 rue Quincampoix,   (Butte-aux-Cailles, passage Vandrezanne, 1920)                              1900)

     


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  • C'était un des plus fréquentables de Paris. Singulier, joyeux, habité. Je ne vous fais pas le coup de la nécro sur le ton "les morts sont tous de braves types", non non, c'est vrai. Déco de caractère, bière de caractère (Maredsous pression), musique de caractère (jazz, salsa, soul... pas des play-lists de circonstance, la vraie discothèque des 2 patrons qui aimaient la saudade !). Le rade s'appelait "Mon chien stupide". Il n'était pas situé sur nos itinéraires habituels, mais quand on y pensait, Louise Lame et moi, on faisait le détour exprès pour aller s'y plonger. Sur les hauteurs de Ménilmontant, avec la musique en fond sonore, on se serait un peu crus à Lisboa... Hier soir, lorsqu'on s'est approchés, par la rue de la Bidassoa, Louise a tout de suite remarqué le changement de nom sur l'auvent. On est entrés, un peu méfiants : les lourdes tables en bois rectangulaires avaient été remplacées par des petites tables rondes en formica gris perle, la collection de chiens de toutes tailles qui n'était pas toujours de bon goût mais qui avait le mérite de faire ressembler le café à un stand des Puces avait été remplacée par des accrochages aux murs de photos noir et blanc de films français, sous verre. Pourquoi diable avoir remplacé un lieu qui avait une âme par une déco aseptisée ? Ils n'avaient pas recouvert de laque noire le carrelage du sol, un des plus beaux de Paris, mais je ne jurerais pas qu'ils n'y pensent pas. Il y avait encore de la Maredsous, mais vu comme ils la servaient sans considération (c'est-à-dire sans mousse), je ne serai pas surpris s'ils passent vite à l'Affligem ou à la Pelforth blonde ! Les olives étaient bonnes, mais on n'y retournera pas pour ça.

    Dans les romans de JFV, il est parfois question de cafés disparus. Il y a bien sûr "La Capitale" qui disparaît "en direct" dans Nous cheminons..., remplacé par un fast-food, comme avant lui "Le Cyrano" où se réunissait le groupe surréaliste. Il y a les cafés qu'on tue puis qu'on empaille, avec leur nom mais sans leur âme : dans Nous cheminons... toujours, il est question de "La Grisette", en travaux, et de "La Coupole", que Victor d'abord ne reconnait pas ("Plus de bar. Des couleurs trop vives, fraiches"), avant que Solveig ne lui explique que ce n'est pas une simple rénovation : "C'est bien pire. Tout a été rasé puis reconstruit. Nous sommes dans un décor". C'est cette même "absurdité grotesque" que pointe JFV dans le texte Paris désolé, publié en 1995 dans Paris perdu, à propos de la brasserie "La Tour d'Argent" dont on assiste à la destruction complète dans Bastille Tango : elle "a été reconstruite à peu près à l'identique de ce qu'elle était, pour l'extérieur du moins (...). Genre copie de meuble ancien. Ou faux témoin", avant d'être rebaptisée "Les Grandes Marches" pour de vulgaires raisons de gros sous. Dans Paris d'octobre, Victor et Lady l'Arsouille déjeunent d'un steak tartare au "Café du Lion" qui "ne ressemble plus en rien à celui où Lénine et Trotski jouaient aux échecs avant octobre" (aujourd'hui c'est aussi un fast-food). Et puis dans Bastille Tango, Victor se souvient du "Tambour", lieu de rendez-vous militant des années 70, rebaptisé "La Juventus" et "désactivé".

    Enfin bref... adieu Mon chien stupide, nous perdons un de nos repaires. Une épingle ôtée de nos cartes. Ce n'est pas grave en soi – sauf s'il y a plus de cafés vivants qui disparaissent qu'il n'y en a qui naissent.

     Les cafés meurent aussi

     Les cafés meurent aussi Les cafés meurent aussi

     


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  • Les murs conservent la mémoire des luttes. L'image surgit, comme dans un bain photographique, à l'instant où elle se révèle. Des femmes et des hommes en armes, à l'angle de la rue de Tourtille et de la rue Lesage. A un pâté de maison de distance du lieu d'une des dernières barricades du 28 mai 1871, celle de l'angle Tourtille-Ramponneau.

    Mémoire des barricades

    Louise Lame me souffle à l'oreille que la tache rouge du sens interdit sur fond de photo noir et blanc lui rappelle une autre image :

    - Le montage de Sasha Stone utilisé pour la couverture de l'édition originale de Sens unique de Walter B en 1928 (la même année que Nadja).

    Mémoire des barricades

    Walter B a plusieurs fois évoqué les barricades parisiennes (celles de 1830 et 1848, avant Haussmann), dans Le Livre des passages.

    - Et dans Sens unique, y'aurait pas une phrase qui parlerait de barricades ?

    - Non, mais il parle d'ouvrir "non plus la rue en pente du chagrin, mais le chemin montant de la révolte".

     


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  • Nous cheminons entourés de fantômes... est un roman plein d'horloges, de pendules, de montres, à Paris comme à Prague. Cela fait plusieurs semaines que Corsaire et moi tournons autour de cette thématique sans trouver quel fil tirer. Il m'arrive de marcher dans les rues et de ne voir dans la ville que les aiguilles qui y marquent le temps. En flânant ainsi, les cadrans entraperçus, les images en noir et blanc et les citations se télescopent, finissent par former comme un territoire, ou bien une cartographie, un portulan plus exactement, ces cartes marines qui permettent de naviguer en haute mer.

    Minuit moins cinq dans le siècle Minuit moins cinq dans le siècle

     (photo d'Atget : Angle de la      (photo de Sabrina Biancuzzi, série  rue Laplace et de la rue de la     "Le crissement du temps", 2010 ; Montagne Ste-Geneviève, 1898)              autres photos ici

    Parmi les citations qui me traversent, il y a le titre du roman de Victor Serge : S'il est minuit dans le siècle. Cette citation vient à l'esprit de Victor, lors de sa première nuit dans Prague en décembre 1989, tandis qu'il écoute sur un "magnétophone de poche" (un walkman ?) la confession de Lourcet sur les événements de 1938 : "Je longeai la synagogue(...) je me retournai et me décidai à lever les yeux vers les horloges du fronton nord de l'hôtel de ville du ghetto. La plus basse, enchâssée dans sa lucarne marquait l'heure en caractères hébraïques. Les aiguilles tournaient à rebours. Elles étaient dans la même disposition que celle de ma montre. Minuit approchait. Minuit à Prague, et à entendre Lourcet, minuit dans le siècle".

    Dans Nous cheminons..., Alfred Katz croise Victor Serge à l'imprimerie de la rue du Croissant où ils sont tous deux employés : "avec son petit sourire exaspérant – ce grand militant, ce presque héros, ne m'est pas sympathique. Nathan va même jusqu'à le traiter de poseur". Victor Serge, la fine fleur de l'anarchisme individualiste parisien sous le pseudo de Le Rétif en 1909-1912 (période bande à Bonnot), converti après 1917 au marxisme tournant vite tendance trotskiste, banni d'URSS en 1936, juste à temps pour échapper aux procès de Moscou qui vont viser ses camarades Zinoviev, Kamenev et consorts. Revenu à Paris, il écrit S'il est minuit dans le siècle à propos de cette répression des opposants au régime stalinien. Cette phrase écrite en 39 fait écho en moi à une phrase de W. Benjamin écrite à Fritz Lieb en juillet 37 : "Et nous avons beau courir à toutes les fenêtres, partout le temps devient lugubre".

    J'ai beau, moi, au moment de l'écriture de ce post, me trouver sous le soleil, à la terrasse d'un café du haut Belleville, j'ai beau ne pas goûter les comparaisons hâtives entre périodes historiques, je me demande précisément à quelle fenêtre il nous est encore possible de regarder. Victor Serge écrivait : "Arrêtons-nous un moment au soleil. On nous enfermera peut-être ce soir dans les sous-sols de la Sûreté. (...) Souvenez-vous alors du soleil de cet instant. Pas de plus grande joie sur la terre, sauf l'amour, et c'est du soleil dans les veines...
    - Et la pensée, demanda Rodion, la pensée ?
    - Ah, c'est plutôt maintenant sur le crâne, un soleil de minuit. Glacial. Que faire s'il est minuit dans le siècle ?
    - Soyons les hommes de minuit, dit Rodion avec une sorte de joie."
    Oui, si le temps devient trop lugubre, il nous restera à devenir "les femmes et les hommes de minuit". En d'autres temps militants, on aurait dit des "taupes" (rouges), creusant imperturbablement malgré l'obscurité...

    Je feuillette Nous cheminons... et tombe sur cet autre passage, où Solveig raconte à Victor : "- Hier [mardi 19 décembre 1989], il n'y avait d'appel pour aucune manifestation particulière. Cinquante mille étudiants étaient pourtant place Venceslas (...).
    Elle sortit de sa poche un morceau de carton. C'était un cadran de pendule comme on en fait fabriquer aux enfants pour leur apprendre à lire l'heure. Les aiguilles découpées marquaient minuit moins cinq.
    - Minuit  moins 5 ! C'est une expression tchèque qui signifie à peu près : il est plus que temps, il y a urgence. Des petits cartons de ce genre, on en a trouvé des milliers à Prague, après le 17 novembre. Partout, au pied des monuments, aux fenêtres des maisons, dans les trams, le métro. Ca voulait dire : foutez le camp !
    Elle épingla l'horloge au mur. C'était le deuxième instrument à marquer le temps que m'offrait Solveig."

    "Impossible de distinguer l'heure, à ma montre. Minuit moins cinq ? J'aurais tellement voulu ! De toute façon j'étais en retard". Comme Victor à la fin du roman, je ne suis pas très sûre de l'heure qu'il est. Minuit dans le siècle ? Ou bien minuit moins 5 ? Histoire de ne pas seulement souligner l'imminence du drame mais de rappeler l'urgence d'épingler sur les murs les signaux de l'insurrection.

     


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  • 85ème anniversaire de la "nuit de folie" de Leona Delcourt, dite "Nadja", le lundi 21 mars 1927, dans sa chambre d'hôtel de la rue Becquerel (Paris 18e).

    Dans Nous cheminons..., dans une scène située le 21 mars 1938, Alfred Katz entraîne André Breton rue Becquerel et il lui affirme avoir rencontré Nadja internée, alors qu'il était aide-soignant dans un asile psychiatrique du nord de la France. Dans une autre scène du bouquin, située elle en décembre 1989, Abigail Stern, qui prépare une pièce sur Nadja, loue une chambre dans l'hôtel de la rue Becquerel où, une nuit, elle expérimente à son tour ses limites.

    En mai 1993, JFV consacre un article dans Télérama à cette histoire. La rue Becquerel, derrière "l'immonde Sacré-Coeur. Une rue courte, en abîme, avec des escaliers en chute libre qui dramatisent le moindre éventuel faux-pas". Breton dont JFV dit que "c'est en spectateur que la folie l'intéresse". Nadja, "la femme miraculeuse, fatale, magicienne et prostituée, sorcière et illuminatrice et qui, par là, doit plus à l'imaginaire baudelairien qu'à celui des surréalistes".

    Rue Becquerel, l'hôtel est toujours là, le long des marches. Nous n'avons pas osé entrer ; de peur d'y croiser au détour d'un couloir un fantôme aux "yeux de fougères" ?

    Mercredi 21 mars 2012 : rue Becquerel

    (photo publiée dans Télérama n° 2260 du 5 mai 1993)


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