• Histoires de fantômes

    J'ai dû fouiner un peu pour le dénicher. Un court récit, 150 pages. Ecrit en 1958, en temps de guerre. Le jardin de Djemila. L'histoire d'un homme, ayant passé sa jeunesse à Sète, écrivain et journaliste, auréolé de sa Résistance autour de Chartres, à 20 ans. Un homme qui a combattu pour la France parce qu'il l'identifiait à une femme, et qui, de la même façon, 13 ans plus tard prend fait et cause pour le nationalisme algérien. Djemila, c'est le nom de plusieurs "poseuses de bombes" du FLN. C'est le titre d'un article virulent dans lequel le narrateur dénonce la torture exercée par les paras au nom d'une idée dévoyée de la France et exalte les femmes martyres. C'est le nom d'une jeune femme fantômatique qui traverse le bouquin. Fantôme d'une nation soumise à une armée d'occupation. Aimée et violée, sublimée et torturée. A la fin, le narrateur s'engage dans l'armée française et monte à l'assaut des djebels où Djemila est acculée avec ses compagnons d'armes...

    Le bouquin est signé Maurice Clavel. Jeunesse à Sète, résistant à 20 ans, vers Chartres. Ecrivain, journaliste à Combat, il est une des rares plumes à ne pas se gausser des insurgés de la Sorbonne descendus en juillet 68 au festival d'Avignon qu'il avait contribué à fonder 20 ans plus tôt avec son ami sétois Jean Vilar (nous en avions parlé ici). Avant mai 68, il fut un temps prof de philo au lycée Buffon (Paris 15e). Il eut, entre autres, parmi ses élèves, un adolescent du quartier qui ne s'appelait pas encore Jean-François Vilar. Celui-ci raconte ça dans une interview à Télérama en février 1982 : "(...) être en classe de philo, avec comme prof Maurice Clavel, ce fut pour moi le plus bel âge de la vie ! J'appartenais à cette génération fantastique à qui Clavel avait appris le devoir d'insolence", puis dans Apostrophes en avril 85 : "C'était un agitateur d'idées formidable, c'est-à-dire que c'était quelqu'un qui apprenait à penser... et à penser d'une manière aussi peu sereine, aussi peu calme, aussi peu confortable que possible".

    Histoires de fantômes

    (Maurice Clavel, à la télé en décembre 1958)

    En 1988, Vilar sort un roman, Djemila. Ca se passe à Paris, dans le 14e, autour de la secrète Villa Hallé. On y évoque l'émergence d'un parti facho en France (on y trouve même un scribouillard du nom d'Alain Fourier - un avatar d'ADG, la bête noire, ou plutôt brune, de Vilar ? Nous parlerons de cela un jour...). C'est surtout un roman sur les blessures de l'histoire qui restent inscrites dans les corps des individus. C'est une histoire de fantômes algériens - ceux qui aujourd'hui encore hantent les quartiers, tous ces morts sans sépulture, toute cette mémoire noyée dans la Seine, cette arrogance coloniale, toute honte bue. C'est l'histoire d'un homme, Sinclair, intellectuel polémiste souvent invité à la télé, ancien résistant à Chartres, qui a combattu en Algérie mais a dénoncé la torture. C'est l'histoire d'une jeune femme, la rage aux poings, vivant dans la France des années 1980 avec des vrais-faux papiers fournis par Sinclair ; elle a choisi de se faire appeler Djemila. C'est le prénom de sa mère, dirigeante nationaliste algérienne, arrêtée, torturée, morte sans sépulture, que Sinclair a connue dans des conditions obscures. C'est le nom d'une ville, fantôme ("pas une ville morte, une ville imaginaire"), à flanc de colline, un théâtre en ruines où Sinclair à la fin rejoue pour Djemila, la fille, la capture de Djemila, la mère, acculée sur la scène antique. 

    Djemila a été réédité il y a quelques mois en Folio. En Folio policier !? Pourtant JFV l'a bien expliqué au début de 95% de réel : "Moi j'ai jamais aimé la littérature policière, ce qui m'intéresse c'est la littérature délinquante". Ne pourrait-on, par décence sinon par conviction, veiller à rééditer ses romans dans des collections qui s'intituleraient "Folio délinquant", "Seuil délinquant", etc. ? Police partout...

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  • Commentaires

    1
    Michael Hubeaux
    Mercredi 20 Juin 2012 à 15:38

    J'ai lu Djemila, d'une traite, après en avoir apprécié le service de presse de Philippe Cottet, sur le Vent sombre.


    C'était mon premier roman de Jean-François Vilar, mais sûrement pas le dernier!


    Ce n'est ni un roman policier ni un roman délinquant, c'est un roman politique.


    J'ai tout aimé: la façon dont l'intrigue est menée; le style personnel: bref, concis, sobre, efficace; les personnages (surtout Jonas et Massart), la clairvoyance. Une réussite totale et une magnifique découverte!

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    2
    Corsaire Sanglot Profil de Corsaire Sanglot
    Mercredi 27 Juin 2012 à 19:54

    bonjour,

    quelle chance est la votre de lire votre "premier JFV" !

    bien sûr vous avez raison, c'est un roman politique - la référence à la littérature délinquante était un clin d'oeil à une déclaration de JFV lui-même en intro du DVD 95% de réel (passionant, et achetable sur internet : http://pa.sauvageot.free.fr/ )

    bonne route dans vos lectures futures...

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