• Anéantie, Louise Lame passa du rêve au rêve.

    Paris compte un fantôme de plus, se dit-elle. L'air avait une épaisseur de craie et elle avait du mal à respirer.

    Ce soir sans doute j'arpenterai la ville, en robe de soie noire. Rue de Rivoli, il y aura une maison en flammes. Puisque c'est écrit. Mais j'irai ailleurs, plus loin, plus profond. D'abord rue Git-le-Coeur. Non ! D'abord en bas de la Tour Saint-Jacques. Parce que c'est ainsi qu'il m'imaginait. Avec un masque blanc en haut de la Tour. Je filerai vers la rue Campagne-Première, le lieu où se réunissent tous les fantômes. Là, au domicile d'Atget, nous entamerons ensemble un grand conciliabule, l'organisation méthodique d'une prise d'assaut. Que tous les fantômes s'en mêlent. Lui maintenant. Lui avec.

    Avec Walter Benjamin, Atget, Frédérick Lemaître, Hébert, Chris Marker, Baudelaire, Musidora, Nadja, Alain Resnais, Daniel Bensaid, Jacques Hassoun...

    Anéantie, Louise Lame passa du rêve au rêve.

    Mes pas iront sans surprise sur tous les lieux du crime. Dans l'air sans doute une odeur de poudre, une odeur de varech échoué sur les plages. Le vent lourd de la nuit. Une odeur de lutte et de révolution. Les effluves de la guillotine. C'est Desnos qui le dit. C'est lui qui biffure sur les murs.

    Toi tu désirais abolir certaines frontières ; celles du passé et du présent, du rêve et de la réalité, des vivants et des morts.

    Les fantômes hantaient jusqu'à tes cellules, ton génome, ton ADN et les écrans.

    Je suis sûre que tu y est arrivé. A fabriquer cet ordinateur, celui que tu décrivais dans Seuils. Celui qui permettait de reconstituer les architectures du passé, le souffle des émeutes, de rendre réel le ghetto de Prague, de faire se croiser sur le pont Charles Lénine et Breton. "Enchanté, très cher".

    Ainsi t'ai-je croisé plus de mille fois. Sur l'écran tout était possible : ouvrir mon manteau près du canal, te suivre dans tes rêves.

    Il pleut des bijoux et des poignards.

    Desnos encore. Qui est mort là où Victor s'est perdu.

    Quand tu es parti, sans nous convier à tes funérailles, qu'as-tu laissé dans la mémoire de ton ordinateur ? As–tu eu le temps de télécharger tout ton esprit, toute ta mémoire ?

    Compte sur moi pour cracker les codes, camarade.

    L'imagination modifie l'histoire. Et ce n'est pas ta mort qui y changera quelque chose.

    Au contraire.

     


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  • "Il n'y eut aucune détonation, pas le moindre souffle. Rien qu'un grand éclair blanc qui se répandit, très vite, sur toute la ville et bien au-delà. La fin."

    Nous venons d'apprendre que ces ultimes mots du dernier texte publié par Jean-François Vilar en mai dernier seront ses derniers mots publiés de son vivant. Vilar est mort. Sans cérémonie. Louise et moi sommes bouleversés.

     


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  • Noël Simsolo (vous savez ? L'ami Noël Sim !) devrait être à Montreuil mardi 9 décembre à 20h30, au cinéma Le Méliès, pour présenter son film de 1975 "sur et avec" Pierre Molinier (vous savez ? L'étrange Mr M !) : Pierre Molinier, 7 rue des Faussets.

    C'est comme si on nous annonçait la visite de vieilles connaissances qu'on n'aurait pas vues depuis longtemps. Qui d'autre sera présent ? Victor B. ? Nous irons voir.

     


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  • En tchèque, listopad signifie "chute de feuilles". C'est le nom donné au mois que nous latins et saxons appelons de façon plus comptable : novembre (le neuvième mois). Depuis 25 ans pour les tchèques, listopad évoque aussi une révolution, dite "de velours" (sametová revoluce). La nôtre, de révolution, nous l'appelons "révolution française". Chaque peuple a la langue qu'il mérite.

    Le 8 novembre 1989, notre ami Victor Blainville est libéré d'une captivité mystérieuse. Il retrouve Paris, son canal Saint-Martin, Frédérick Lemaitre et la Grisette... Mais la réadaptation est difficile : son café La Capitale est en voie d'être fermé et remplacé par un fast-food, les écluses ont été automatisées en son absence, le Génie de la Bastille a été recouvert de feuille d'or pour le bicentenaire officiel (Victor "tient ce golden boy pour une offense personnelle"). Pendant ce temps, le mur de Berlin est tombé, à l'Est il y a du nouveau. A partir de la grande manifestation étudiante du 17 novembre, Victor est de plus en plus attiré par Prague...

    Jean-François Vilar nous raconte tout cela dans son dernier roman publié en 1993, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués. Nous avons plusieurs fois évoqué ce livre magistral. En ce mois de listopad 2014, Seuil le ressort, en poche. Contrairement à la dernière réédition de Bastille-Tango chez Babel, dont la couverture était d'une hideur comparable aux éditions poche chez J'ai Lu dans les années 1980, la couverture de cette réédition de Nous cheminons est plutôt réussie. Parce que dans l'ombre de la Tour St Jacques se cache pour toujours la rue de la Vieille Lanterne. Laterna Magika. Où Vaclav Havel et le Forum Civique tinrent une conférence de presse le 11 novembre 1989. Juste avant que les événements ne se précipitent à Prague. Chaque peuple a les 11 novembre qu'il mérite.

    Na shledanou.

    Listopad

     


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  • C'était un de ces matins où Louise était partie fomenter je ne savais trop quoi pour trouver des réponses offensives à opposer aux problématiques du moment. Une fois de plus, la période ne sentait politiquement pas très bon, les effluves facilement reconnaissables de l'extrême droite permettaient surtout à beaucoup d'autres de masquer leurs propres pestilences, et Louise détestait rester passive. Je ne parvenais pas toujours à la suivre. Je décidai d'aller faire un tour dans notre passage. Comme d'habitude, ouvrir un moment les fenêtres pour aérer les livres de la bibliothèque et les photos punaisées aux murs, voir s'il y avait des messages dans la boîte aux lettres, compter les nouveaux chats dans la cour...

    Il m'attendait, adossé au mur décrépit à côté de l'entrée. Plutôt grand, une casquette en laine à carreaux verts et rouges sur le crâne, les mains dans les poches de son pantalon de toile, l'oeil vif. Il m'a regardé m'approcher. Arrivé à son niveau, je me suis arrêté. Il m'a fixé quelques secondes, puis il m'a dit :

    - Bonjour. C'est bien vous qui cherchez des documents (photos et autres) et des témoignages sur le café “La Capitale” et sur le kiosque à journaux à l'extérieur ?

    Mes yeux se sont allumés et cela a rendu superflu toute autre forme d'acquiescement, il a continué, d'une traite, sans respirer :

    - Je n'ai jamais connu de kiosque à journaux à proximité de "La Capitale". Il y avait dans les années 50 (et au-delà), devant la partie de "La Capitale" donnant sur le Faubourg-du-Temple une vieille femme édentée qui vendait la presse sur une espèce de table du matin au soir. Elle mangeait là, accompagnée de son chien, et l'argent des ventes était posé sur un grand plateau où elle puisait pour rendre la monnaie à ses nombreux clients. Quand elle s'assoupissait, on prenait le journal et on déposait l'argent sur le plateau. Elle ne vendait que la presse parisienne quotidienne de l'époque (France-Soir, Ce Matin, l'Intran, etc.) dont les différentes éditions lui étaient régulièrement livrées par des cyclistes...

    Il a semblé sur le point de continuer, mais au lieu de cela, il est tout à coup parti droit devant lui, d'un pas rapide et ondulant comme un danseur de calypso.

    Je suis entré dans le passage, j'ai poussé la porte et je me suis dirigé vers la bibliothèque.

    Dans C'est toujours les autres qui meurent, Victor raconte : “Les journaux, je suis descendu les acheter en vitesse au kiosque du coin, comme d'habitude.” La scène est datée du 20 juin 1981, et parmi les journaux achetés se trouve Le Quotidien. La localisation du “kiosque du coin” n'est pas précise.

    Mais dans Bastille Tango, en janvier 1985, Victor rentre un matin et arrive “au canal Saint-Martin. Face à La Capitale qui ouvrait”. Il ajoute : “Restait à acheter Le Soir, journal du matin, au kiosque du bistrot.”

    Dans Paris d'Octobre, en octobre 1985 : “Je vais chercher les journaux en bas, au kiosque de mon rade, la Capitale.”

    Dans Les Exagérés, en septembre 1986 : “Le kiosque de La Capitale, en bas de chez moi, ouvrait tôt. J'achetai Le Soir, Libé, Lui, les Cahiers, pris un café au comptoir, puis un blanc sec de nature indéterminée.”

    Enfin, au début de Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, le 8 novembre 1989, Victor rentre chez lui après avoir passé 1021 jours et nuits en captivité : “Rentrer dans l'immeuble tout de suite était au-dessus de mes forces. Me diriger vers le canal était tentant. (…) J'y renonçai, me dirigeant plutôt vers le marchand de journaux de la Capitale. Mon rade habituel. Derrière les piles de papier, ce n'était plus le même vendeur. J'achetai Libé, Le Soir, Le Monde de la veille, L'Officiel, Les Cahiers du cinéma, L'Obs. Et puis Lui, Actuel, Zoom, Paris-Match, Télérama. Et, après une fausse hésitation, Vogue, Globe, Photo et cinq ou dix autres revues, presque au hasard, avec boulimie. Le nouveau vendeur était un colosse roux, au visage rond, très à l'étroit dans sa petite cahute. (...) J'entrai dans le bistrot.”

    Je refermai le bouquin, restai un long moment à réfléchir. Les questions se bousculaient dans mon esprit. Pourquoi "Calypso" m'avait-il affirmé n'avoir jamais vu de kiosque à journaux adossé à La Capitale ? Jusqu'à quelles années avait-il fréquenté le quartier ? Où trainait-il entre 1985 et 1989 ? Se pouvait-il que le kiosque ait été ajouté tardivement ? Ou bien Victor qui en 1981 ne parle que du “kiosque du coin” avait-il ensuite brodé dans ses souvenirs ? Avait-il pour les besoins du décor inventé cette “cahute” où se serrait le colosse roux au visage rond ? Un colosse roux au visage rond ? Les cheveux de Calypso étaient blancs mais il était grand et son visage n'était pas du genre émacié ; se pouvait-il qu'il ait été le vendeur du kiosque à journaux de La Capitale ? Pourquoi alors serait-il venu me trouver pour me raconter une histoire ? Qui racontait des histoires ? Calypso, Victor ? Quelqu'un d'autre ? Je ne savais plus que croire. Je me levai pour aller observer de près sur le mur la vieille carte postale de La Capitale - je n'y vis aucun kiosque à journaux. Sur la photo plus récente du temps où le café avait été renommé La Capitale Balkane, on ne voyait pas non plus de kiosque, en tout cas pas du côté du canal. Mais du côté du Faubourg du Temple ?

    Victor avait disparu depuis longtemps. Il fallait que je retrouve ce Calypso.

    Le kiosque à journaux de La Capitale

     (carte postale, non datée. Le "tramway funiculaire de Belleville" a été en service de 1891 à 1924) 

    Le kiosque à journaux de La Capitale

     (photo Didier Buty (détail), octobre 1989)

     


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