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Minuit moins cinq dans le siècle
Nous cheminons entourés de fantômes... est un roman plein d'horloges, de pendules, de montres, à Paris comme à Prague. Cela fait plusieurs semaines que Corsaire et moi tournons autour de cette thématique sans trouver quel fil tirer. Il m'arrive de marcher dans les rues et de ne voir dans la ville que les aiguilles qui y marquent le temps. En flânant ainsi, les cadrans entraperçus, les images en noir et blanc et les citations se télescopent, finissent par former comme un territoire, ou bien une cartographie, un portulan plus exactement, ces cartes marines qui permettent de naviguer en haute mer.
(photo d'Atget : Angle de la (photo de Sabrina Biancuzzi, série rue Laplace et de la rue de la "Le crissement du temps", 2010 ; Montagne Ste-Geneviève, 1898) autres photos ici)
Parmi les citations qui me traversent, il y a le titre du roman de Victor Serge : S'il est minuit dans le siècle. Cette citation vient à l'esprit de Victor, lors de sa première nuit dans Prague en décembre 1989, tandis qu'il écoute sur un "magnétophone de poche" (un walkman ?) la confession de Lourcet sur les événements de 1938 : "Je longeai la synagogue(...) je me retournai et me décidai à lever les yeux vers les horloges du fronton nord de l'hôtel de ville du ghetto. La plus basse, enchâssée dans sa lucarne marquait l'heure en caractères hébraïques. Les aiguilles tournaient à rebours. Elles étaient dans la même disposition que celle de ma montre. Minuit approchait. Minuit à Prague, et à entendre Lourcet, minuit dans le siècle".
Dans Nous cheminons..., Alfred Katz croise Victor Serge à l'imprimerie de la rue du Croissant où ils sont tous deux employés : "avec son petit sourire exaspérant – ce grand militant, ce presque héros, ne m'est pas sympathique. Nathan va même jusqu'à le traiter de poseur". Victor Serge, la fine fleur de l'anarchisme individualiste parisien sous le pseudo de Le Rétif en 1909-1912 (période bande à Bonnot), converti après 1917 au marxisme tournant vite tendance trotskiste, banni d'URSS en 1936, juste à temps pour échapper aux procès de Moscou qui vont viser ses camarades Zinoviev, Kamenev et consorts. Revenu à Paris, il écrit S'il est minuit dans le siècle à propos de cette répression des opposants au régime stalinien. Cette phrase écrite en 39 fait écho en moi à une phrase de W. Benjamin écrite à Fritz Lieb en juillet 37 : "Et nous avons beau courir à toutes les fenêtres, partout le temps devient lugubre".
J'ai beau, moi, au moment de l'écriture de ce post, me trouver sous le soleil, à la terrasse d'un café du haut Belleville, j'ai beau ne pas goûter les comparaisons hâtives entre périodes historiques, je me demande précisément à quelle fenêtre il nous est encore possible de regarder. Victor Serge écrivait : "Arrêtons-nous un moment au soleil. On nous enfermera peut-être ce soir dans les sous-sols de la Sûreté. (...) Souvenez-vous alors du soleil de cet instant. Pas de plus grande joie sur la terre, sauf l'amour, et c'est du soleil dans les veines...
- Et la pensée, demanda Rodion, la pensée ?
- Ah, c'est plutôt maintenant sur le crâne, un soleil de minuit. Glacial. Que faire s'il est minuit dans le siècle ?
- Soyons les hommes de minuit, dit Rodion avec une sorte de joie."
Oui, si le temps devient trop lugubre, il nous restera à devenir "les femmes et les hommes de minuit". En d'autres temps militants, on aurait dit des "taupes" (rouges), creusant imperturbablement malgré l'obscurité...Je feuillette Nous cheminons... et tombe sur cet autre passage, où Solveig raconte à Victor : "- Hier [mardi 19 décembre 1989], il n'y avait d'appel pour aucune manifestation particulière. Cinquante mille étudiants étaient pourtant place Venceslas (...).
Elle sortit de sa poche un morceau de carton. C'était un cadran de pendule comme on en fait fabriquer aux enfants pour leur apprendre à lire l'heure. Les aiguilles découpées marquaient minuit moins cinq.
- Minuit moins 5 ! C'est une expression tchèque qui signifie à peu près : il est plus que temps, il y a urgence. Des petits cartons de ce genre, on en a trouvé des milliers à Prague, après le 17 novembre. Partout, au pied des monuments, aux fenêtres des maisons, dans les trams, le métro. Ca voulait dire : foutez le camp !
Elle épingla l'horloge au mur. C'était le deuxième instrument à marquer le temps que m'offrait Solveig.""Impossible de distinguer l'heure, à ma montre. Minuit moins cinq ? J'aurais tellement voulu ! De toute façon j'étais en retard". Comme Victor à la fin du roman, je ne suis pas très sûre de l'heure qu'il est. Minuit dans le siècle ? Ou bien minuit moins 5 ? Histoire de ne pas seulement souligner l'imminence du drame mais de rappeler l'urgence d'épingler sur les murs les signaux de l'insurrection.
Tags : rue de prague, drapeau rouge
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