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Jeudi 17 octobre 2013 : Mémoire de l'eau
Il pleuvait ce soir-là. Que ce soit près du pont de Neuilly ou devant le cinéma Le Rex, boulevard Poissonnière, la chaussée était luisante de pluie. Des corps s'y entassaient. Ou bien étaient jetés dans la Seine. Sur les photos prises au début de cette manifestation appelée par le FLN contre le couvre-feu imposé par le préfet Papon, les visages sont fiers puis au fur et à mesure que la nuit avance, les regards s'emplissent d'horreur, de colère, de stupéfaction. Dans l'enveloppe que m'avait remise l'inconnu de la rue Vilin, il y avait une de ces photos.
Tirage d'époque. Victor n'avait évidemment pas pu la prendre. Il avait 14 ans alors. Un jour où on lui avait demandé de quand dataient ses premières prises de conscience politiques, il avait parlé de Charonne bien sûr et avait poursuivi : "Il y avait eu à la même époque les émeutes sur les boulevards. Un copain d'école qui habitait le quartier m'avait aussi raconté les noyés, les Algériens qu'on retrouvait dans le canal Saint-Martin (...). Des morts dont les journaux ne parlaient pas, qu'on voulait ignorer."
Il avait fallu attendre 2012 pour que du bout des lèvres, l'Etat ou tout du moins son représentant du moment veuille bien reconnaitre que, oui, cette nuit-là il y avait eu effectivement des morts. Ce que l'Etat n'a toujours pas reconnu, c'est que les centaines de morts de ces pluvieuses journées d'octobre ont été le fait des forces de police constituées en partie par des anciens collabos, rejoints par des barbouzes de la pire espèce. Un ramassis de fachos à qui Papon avait lâché la bride, les invitant à casser du bougnoule. C'est donc par un crime d'état qu'ont débuté ces années 60. Un massacre en plein Paris. Durant tout le mois de novembre on retrouva des cadavres sur les bords de la Seine. Et dans la mémoire des chibanis et des vieilles algériennes flottent encore les corps des frères. Après le 17 octobre 61, des centaines d'enfants de banlieue ont été élevés sans père, des femmes jeunes, des mères, des soeurs ont continué à vivre quotidiennement dans un pays qui a organisé la mort des leurs tout en orchestrant un scandaleux mensonge d'état. Des milliers d'hommes sont retournés dans les usines après avoir été parqués comme du bétail et tabassés, sommés de reprendre le travail à la chaine en silence. Me reviennent à l'esprit des phrases lues je ne sais plus où, certainement pas dans la presse bourgeoise :
"- les liens du patronat avec les bouchers de l'OAS après ceux avec les tueurs de la Cagoule, nous savions.
- les centaines de manifestants assassinés par la police parisienne en octobre 61, nous savions.
- les barbelés en guise de menottes et les voyages sans retour au-dessus de la méditerranée, nous savions.
- la corvée de bois et la villa des Roses, nous savions.
- la torture en Indochine puis en Algérie, nous savions.
- les 80.000 morts de la révolte malgache de 48, nous savions.
- la collaboration, nous savions.
- le Vel d'Hiv, nous savions.
- la mission civilisatrice de la France dans les colonies, nous savions."Assise sur les bords de la Seine qui a mangé tant de corps, moi Louise je sais que cette histoire n'est toujours pas soldée...
Tags : rue des archives, drapeau rouge
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Commentaires
Oui, les fantômes de la guerre d'Algérie cheminent encore à nos côtés, et "Djemila" a contribué à les évoquer.
Nous en parlions dans ce post : http://passagejfv.eklablog.com/histoires-de-fantomes-a40227130
amitiés
3ClémenceSamedi 16 Juillet 2016 à 20:42Ici on noie les algériens, tag réalisé par Alexis VIolet, par ailleurs ami de Jean-François Vilar...
http://www.lauralaufer.com/spip/spip.php?article105
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Folio Policier a réédité " Djemila" que je ne connaissais pas. C'est vraiment admirable. Il y a une réelle générosité dans l'écriture et la vision du monde. Le refus de l'esbroufe ,une manière juste d'écrire.