• Je crois que j'ai fait un rêve. Enfin... je me souviens parfaitement de ce dont il s'agissait... c'est juste que je ne parviens pas à être sûr qu'il s'agissait d'un rêve. Je veux dire... ça me rappelle ce truc qu'on appelle des uchronies : dans quel monde vivrions-nous si Hitler avait gagné la guerre ? Ou si Christophe Colomb avait abordé chez les Inuits ? Ou si personne en france n'était passé du col mao au rotary club ? Enfin bref, d'habitude ce sont des jeux littéraires, un peu artificiels. Mais là, ce n'était pas un jeu. C'était réel. Enfin, pas la réalité dans laquelle je suis en train d'écrire ce post, mais une autre réalité. Parallèle. J'avais lu un truc un jour dans une revue scientifique qui m'était passée entre les mains je ne sais plus comment, sur les « multivers », les univers multiples. C'était quantique, je pense que j'avais saisi l'idée, même si je m'étais quand même un peu perdu dans la théorie des cordes. C'est le genre de truc qui m'amusait, mais ça restait abstrait pour moi. Depuis cette semaine, c'est concret. Et ça me dépasse.

    Bon, je raconte. Je suis à Paris. Enfin, je sais que c'est Paris, même s'il y a des différences, des décalages. J'ai accroché ma bicyclette (dans cette réalité-là je dis toujours « ma bicyclette » alors que d'habitude je dis plutôt « mon vélo », je ne sais pas pourquoi) à un poteau au sortir de la rue Atget, dans le 14ème. Je suis sur le boulevard, une plaque de rue tout ce qu'il y a de plus normale, bleue à liseré blanc, indique « rue Henri Fazy ». Je m'arrête au numéro 4, devant la vitrine d'une galerie d'art. J'entre. Il y a des livres en pile. Je sais vers quelle pile je me dirige, j'en prends un, je me dirige vers le bureau derrière lequel la galeriste pianote sur un clavier d'ordinateur. Je lui montre le livre, elle me sourit, note quelque chose sur une feuille. Je lui souris à mon tour, je sors. Dans cette réalité-là, je suis tout à fait conscient qu'on ne paye pas pour les livres. Peut-être parce qu'ils n'intéressent pas grand monde, qu'ils ne sont plus des objets commerciaux. Dans cette réalité-là, il n'y a pas de librairies, les livres se trouvent dans les galeries d'art. Fasciné par ma nouvelle acquisition, j'oublie ma bicyclette à son poteau, je marche, en feuilletant le livre, sans regarder où je vais. Assez vite, je me retrouve sur une place que je connais bien, où un chat noir géant est allongé sur un énorme piédestal. Je le connais, c'est le chat d'Agnès Varda. Je continue ma route, je sais maintenant où je me dirige. Arrivé devant la terrasse du Walter Benjamin, je m'installe à une table, je commande au serveur une Staropramen pression. Une pinte, j'en ai pour un moment. J'ouvre le livre et je commence à lire. C'est le dernier roman que Jean-François Vilar vient de publier. Ca s'appelle Memento Mori.

    Hier, troublé par cette multiplicité de réalités, j'ai vérifié sur internet. J'ai lu la fiche wikipedia sur Vilar. Je ne sais quel imbécile y a écrit : « Il publie encore deux petits livres en 1997 puis entre dans un silence littéraire qu'il n'a jamais rompu depuis ». C'est peut-être moi ? Dans cette autre réalité que j'essaie de raconter ici, Vilar n'a jamais cessé d'écrire. C'est juste qu'à un moment, il a cessé de se faire publier par les maisons d'éditions. D'ailleurs, à l'heure où je lis son dernier roman en sirotant une Staropramen à la terrasse du Walter Benjamin, les maisons d'éditions ont disparu. On ne publie plus des millions de livres par an, il n'y a plus de « rentrée littéraire », et il reste très peu d'écrivains. Ca n'est plus lucratif, et les quelques-unes et quelques-uns qui écrivent encore sont publiés principalement par les galeries d'art, ou alors par des revues. Vilar a été un des précurseurs. Il a publié trois récits en une quinzaine d'années, ce qui dans cette réalité-là est considéré comme un rythme moyen pour les quelques écrivains-artistes qui écrivent encore.

    Je dévore ce dernier roman. J'y retrouve de nombreux thèmes familiers, des références partagées. Références cinématographiques, littéraires, politiques... On y parle de Poe et de Kafka, de Blanqui et de la Commune de Paris, de Resnais et de Robert Aldrich. On y parle d'Auschwitz et d'Hiroshima.

    Je ferme la dernière page du bouquin. Autour de moi, la nuit est tombée. Je paye mes trois pintes, je retourne chercher ma bicyclette, je rentre chez nous, le nez loin du guidon. Je pousse la porte, Louise n'est pas rentrée. J'ai une surprise pour elle, je me dirige vers la bibliothèque. Sur l'étagère consacrée à Jean-François Vilar, je place ce nouveau volume de façon à ce qu'on le remarque, légèrement incliné, appuyé contre ses dernières publications, La Grande mêlée sorti en 2001, Volver et Traits pour traits, tous deux de 2009, et Passage de Pecka dont il a préfacé la réédition en 2013. Je m'assieds par terre pour attendre Louise, je m'endors.

    Je crois que j'ai fait un rêve. Enfin... je ne parviens pas à être sûr qu'il s'agissait d'un rêve. Je veux dire... les livres dont il est question... je les ai lus, je peux en parler. Je peux décrire leur couverture. Sur le dernier, par exemple, il y a une peinture bleue, on voit un homme à casquette qui semble s'enfuir, et cette image est recouverte dans la partie gauche de la couverture par une bande argentée sur laquelle il y a des impacts de balle. Comme il y en avait déjà sur la couverture de Poses, publié en 1990 par la même galerie. Le dernier roman annonce une expo de peintures, jusqu'au 12 juillet. Je pense que je vais y aller voir. Essayer de rencontrer cette galeriste. Elle pourra peut-être m'aider à y voir plus clair. Comprendre ce qui m'arrive. La galerie n'est pas très loin. Place du Trône Renversé, entrée Jules Dalou, ligne 1 direction La Défense de Paris, changement à Gare du Train Bleu, direction Genève. Je vais en parler à Louise, on va y aller. Je n'ai pas le choix.

     


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  • 1 Rue du Repos

    (photo L. Lame, 1 rue du Repos, Paris 20e, 4 avril 2014)

     


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  • Les murs sont vivants. Les murs des villes. J'aimerais qu'ils le soient plus encore. Saturés de mots de luttes, de regards, d'invites aux désirs, à la révolte. Je rêve d'y découvrir un matin des textes hallucinés, des écritures belles et fiévreuses graffées dans la nuit. Je vois des mains inconnues me glissant entre les doigts des papiers pliés, des adresses, des lieux de rendez-vous. Je sais qu'à l'avenir nous nous retrouverons devant certains murs bien précis. Ceux sur lesquels Zoo Project a peint des personnages hybrides, des géants mythologiques, des corps morcelés par le capitalisme.

    Zoo Project in memoriam(rue Jean Moinon, Paris 10e, 2011)

    Ceux sur lesquels il a peint lorsqu'il était encore à Paris, avant son départ pour la Tunisie, avant de mourir tué par balle dans un de ces nombreux lieux désaffectés de Detroit. Detroit, cité fantôme, ville ou il espérait que quelque chose soit en train de se produire. Enfin.

    En bas de chez moi il y a un corps en combustion.

    Zoo Project in memoriam

    (99 rue Buzenval, Paris 20e, avril 2010)

    Un de ces premiers Zoo Project que j'avais repéré dans le quartier. Peint sur un des murs d'un immeuble à détruire. En sursis.

    Je ne veux pas voir la destruction de ses œuvres. Je ne veux pas voir les murs tomber.

    Cartographions.

    Les minotaures, les hybrides à tête d'oiseaux. Passons-nous le mot : retrouvons-nous au cours de nos nuits rebelles. Prenons ces corps comme repaires. Comme point d'appui de nos révoltes. Comme commencement.

    Gardons les murs vivants.

     


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  • "C'est des morts que procèdent toute sagesse et toute sécurité ; ils sont les racines du vivant, et leur visage éternel prend parfois forme de racine." (Les statues meurent aussi, de Chris Marker et Alain Resnais)

     


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  • C'est ainsi. Le dernier jour de 2013 nous étions à Marseille où nous avions rencontré un libraire qui avait bien voulu nous accompagner à San Cristobal de Las Casas où il nous avait présenté un poète argentin de ses amis qui était alors en grande conversation avec le sous-commandant Marcos qui lui exprimait son admiration pour un poème qu'il avait écrit 51 ans auparavant et qui évoquait une jeune servante enceinte contre son gré et qui avait tué son enfant à la naissance. J'apprends aujourd'hui que ce poète vient de mourir, en tout cas pour la dernière fois. La mort, il l'avait beaucoup fréquentée. Celle de ses camarades assassinés par la junte militaire, celle de son fils et celle de sa belle-fille qui venait d'accoucher. La mort, il avait consacré vingt-trois années à la pourchasser, à pister ses traces jusqu'au plus profond des enfers d'où il avait fini par ramener sa petite-fille. Quand on est passé par là, la vie, la mort, c'est façon de parler. Ce ne sont que des mots.

    La parole qui
    a croisé l’horreur, que fait-elle ?
    traverse-t-elle les champs du délire
    a découvert ?
    s’apprivoise-t-elle ? pourrit-elle ?
    refuse-t-elle d’avoir une âme ?
    amoure-t-elle encore, torturée et violée,
    prend-elle des formes improbables
    dans lesquelles un enfant, par peur, se tait ?
    La parole
    qui revient de l’horreur, la nomme-t-elle
    dans l’enfer de son innocence ?

    Juan Gelman, Retours, in Valoir la peine (2001) (traduction de Jean-Marc Undriener)

     


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