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  • Le monde dormait. Depuis plus de quatre ans. Quatre ans, un mois et vingt-trois jours, pour être précis. Depuis que le mur de Berlin avait été abattu, on nous répétait que c'était fini, que le capitalisme était un horizon indépassable, que c'était la fin des utopies (Comme si le "socialisme réel" avait été une utopie !). A quoi bon protester, contester, résister, imaginer... ? Dormez, citoyennes et citoyens, tout est calme...

    Et puis, au matin du samedi 1er janvier 1994, il s'est passé un événement tout petit (on en a d'abord été informé-e-s par une brève dans les journaux, une brève un peu incrédule et fantastique, romanesque) et énorme (cet événement a redynamisé les luttes anti-capitalistes dans le monde entier) : à San Cristobal de las Casas, dans l'état du Chiapas, au sud du Mexique, quand les citoyennes et les citoyens se sont réveillé-e-s (à quelques heures près en même temps que nous nous réveillions), ils ont découvert que leur ville et ses bâtiments administratifs était entièrement occupée par une armée d'indiens au visage recouvert d'un passe-montagne et portant des fusils. Le temps que les autorités mexicaines réagissent (une trentaine d'heures) et ils avaient disparu, avalés par la forêt lacandone. Mais dès ce moment, leurs paradoxes assumés - communiqués alternant manifestes politiques radicaux et images poétiques fortes, organisation démocratique horizontale à la croisée de la théorie communiste et des pratiques indiennes traditionnelles, exemplarité d'une lutte locale dans un contexte de mondialisation - ont ouvert des brèches pour les militant-e-s du monde entier, et le combat a repris sur de nouvelles bases, moins dogmatiques, plus hétérogènes : le Grand Soir a laissé la place aux petits matins qui chantent, mais tout de suite, très vite, partout.

    Mercredi 1er janvier 2014 :

     (photo Raymundo Reynoso, 1994)

    Louise et moi sommes à Marseille. Cet après-midi, nos pas nous ont mené dans une librairie, L'Atinoir. Un libraire-éditeur passionné y vend de la littérature latino-américaine. Sur les étagères, un petit livre traduit et édité par ses soins, Chroniques de Chiapas, de Juan Gelman. Juan Gelman est notamment l'auteur des textes de plusieurs tangos du Cuarteto Cedron. Par exemple, sur l'album Le chant du coqRuidos ou Glorias, dont des citations ouvraient plusieurs des chapitres de Bastille-Tango. D'ailleurs, dans sa petite librairie de la rue Barbaroux, Jacques Aubergy ne vend pas que de la littérature latino-américaine, il vend aussi des romans noirs de JF Vilar, il en a plusieurs en rayon. Nous avons parlé un moment de tango, de Buenos-Aires, de Vilar, de Juan Gelman, et puis du Mexique, de caracoles, d'Elena Poniatowska, et puis des Mujeres Creando qui organisent leur propre démocratie directe à La Paz, en Bolivie. Nous sommes ressortis ensuite dans les rues ensoleillées de Marseille, en ce 31 décembre.

    Cette nuit nous buvons à la santé des indiennes et des indiens néo-zapatistes qui nous ont réveillé il y a 20 ans du sort qui nous avait été jeté. Car comme le disait la Sixième Déclaration de la forêt Lacandone : "(...) tout ne marche pas comme sur des roulettes dans la mondialisation néolibérale, parce que les exploités de chacun des pays ne veulent pas l’accepter et qu’ils ne se résignent pas à courber l’échine, mais se rebellent, (...) et pas seulement dans un pays mais dans plein d’endroits. Autrement dit, de la même façon qu’il y a une mondialisation néolibérale, il y a aussi une mondialisation de la rébellion. Dans cette mondialisation de la rébellion, il n’y a pas que les travailleurs de la campagne et des villes, mais il y aussi d’autres gens, femmes et hommes, qui sont très souvent persécutés et méprisés parce qu’ils ne se laissent pas non plus dominer : les femmes, les jeunes, les indigènes, les homosexuels, les lesbiennes, les transsexuels, les migrants et beaucoup d’autres que nous ne verrons pas tant qu’ils n’auront pas hurlé que ça suffit qu’on les méprise et qu’ils ne se seront pas révoltés. Et alors nous les verrons, nous les entendrons et nous apprendrons à les connaître. (...) Et tout ça fait que nous éprouvons (...) une grande satisfaction en voyant que partout surgissent des résistances et des rébellions ; un peu comme la nôtre qui est un peu petite mais qui est toujours là. Et nous voyons tout cela dans le monde entier et notre cœur sait que nous ne sommes pas seuls."

     


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  • Sans doute était-ce à cause de cette séquence dans La guerre est finie. Montand regarde une femme dans un train et toutes les femmes apparaissent, se dirigeant, de dos, vers le numéro 7 de la rue de l'Estrapade, l'adresse de l'appartement qui figure sur ses faux papiers.

    Sans doute en visionnant le film de Resnais, me suis-je alors remémorée Sybille dans Tandem, cette femme toujours différente qui change constamment d'apparence. Sybille est morte bien sûr. Comme tant de femmes croisées par Victor. Comme si toutes, toutes les passantes, se dirigeaient vers les lieux du crime. Ou vers la Seine. Chaque regard croisé.

    Au numéro 7

    (L'inconnue de la Seine, photo de Genia Rubin, 1934)

    Après avoir vu le film, ma nuit fut agitée. Non pas que je crus me voir au milieu des femmes de la scène du numéro 7, mais dans mon rêve je vis Victor. Pour la première fois depuis sa disparition. Nous étions dans un grenier. Je ne sais pas pourquoi, j'avais la certitude de reconnaitre le lieu, il s'agissait du grenier d'une synagogue, très précisément de la synagogue de la rue Maislova, dans le quartier Josefov à Prague. Victor y apparaissait derrière un comptoir. Il était en partie caché. Je tenais absolument à voir ses jambes. Voir s'il marchait, s'il tenait debout, voir quelle machinerie, rouages, lui permettait d'être devant moi, malgré l'accident me disais-je. M'étant assurée qu'il marchait réellement, je pus m'intéresser à ce qui se passait autour de nous. Je sentais intensément la force d'une présence. Celle du Golem. Sauf que le Golem c'était moi. Ou bien Victor. Je pensais : il nous faut sortir du grenier, la nuit, pour écrire sur les murs de la ville. Des villes. Dans mon rêve je me concentrais pour lire le message que nous devions écrire. La teneur de ce message était importante, elle pouvait sans doute suffire à initier des révoltes, des émeutes, il était temps. Mais, en lieu et place du message à écrire, je voyais constamment défiler devant mes yeux les femmes du film de Resnais, qui toutes entraient au numéro 7, en cet endroit du temps où se rencontrent passé et futur.

    Au numéro 7

     


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  • Il pleuvait ce soir-là. Que ce soit près du pont de Neuilly ou devant le cinéma Le Rex, boulevard Poissonnière, la chaussée était luisante de pluie. Des corps s'y entassaient. Ou bien étaient jetés dans la Seine. Sur les photos prises au début de cette manifestation appelée par le FLN contre le couvre-feu imposé par le préfet Papon, les visages sont fiers puis au fur et à mesure que la nuit avance, les regards s'emplissent d'horreur, de colère, de stupéfaction. Dans l'enveloppe que m'avait remise l'inconnu de la rue Vilin, il y avait une de ces photos.

    Jeudi 17 octobre 2013 :  Mémoire de l'eau

    Tirage d'époque. Victor n'avait évidemment pas pu la prendre. Il avait 14 ans alors. Un jour où on lui avait demandé de quand dataient ses premières prises de conscience politiques, il avait parlé de Charonne bien sûr et avait poursuivi : "Il y avait eu à la même époque les émeutes sur les boulevards. Un copain d'école qui habitait le quartier m'avait aussi raconté les noyés, les Algériens qu'on retrouvait dans le canal Saint-Martin (...). Des morts dont les journaux ne parlaient pas, qu'on voulait ignorer."

    Il avait fallu attendre 2012 pour que du bout des lèvres, l'Etat ou tout du moins son représentant du moment veuille bien reconnaitre que, oui, cette nuit-là il y avait eu effectivement des morts. Ce que l'Etat n'a toujours pas reconnu, c'est que les centaines de morts de ces pluvieuses journées d'octobre ont été le fait des forces de police constituées en partie par des anciens collabos, rejoints par des barbouzes de la pire espèce. Un ramassis de fachos à qui Papon avait lâché la bride, les invitant à casser du bougnoule. C'est donc par un crime d'état qu'ont débuté ces années 60. Un massacre en plein Paris. Durant tout le mois de novembre on retrouva des cadavres sur les bords de la Seine. Et dans la mémoire des chibanis et des vieilles algériennes flottent encore les corps des frères. Après le 17 octobre 61, des centaines d'enfants de banlieue ont été élevés sans père, des femmes jeunes, des mères, des soeurs ont continué à vivre quotidiennement dans un pays qui a organisé la mort des leurs tout en orchestrant un scandaleux mensonge d'état. Des milliers d'hommes sont retournés dans les usines après avoir été parqués comme du bétail et tabassés, sommés de reprendre le travail à la chaine en silence. Me reviennent à l'esprit des phrases lues je ne sais plus où, certainement pas dans la presse bourgeoise :
    "- les liens du patronat avec les bouchers de l'OAS après ceux avec les tueurs de la Cagoule, nous savions.
    - les centaines de manifestants assassinés par la police parisienne en octobre 61, nous savions.
    - les barbelés en guise de menottes et les voyages sans retour au-dessus de la méditerranée, nous savions.
    - la corvée de bois et la villa des Roses, nous savions.
    - la torture en Indochine puis en Algérie, nous savions.
    - les 80.000 morts de la révolte malgache de 48, nous savions.
    - la collaboration, nous savions.
    - le Vel d'Hiv, nous savions.
    - la mission civilisatrice de la France dans les colonies, nous savions."

    Assise sur les bords de la Seine qui a mangé tant de corps, moi Louise je sais que cette histoire n'est toujours pas soldée...

    Jeudi 17 octobre 2013 :  Mémoire de l'eau

     


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  • Bon c'est vrai, ça fait longtemps qu'on n'a rien écrit ici, on se fait rares dans le passage. Et puis chaque été, Louise et moi devenons plus indiens que métropolitains. De montagnes en maquis et de port en port, nous suivons à la trace les fantômes du passé.

    Cette fois-ci, nous avions mis nos pas dans ceux des passeuses du réseau Varian Fry, telles Dina Vierny ou Lisa Fittko qui accompagna Walter Benjamin sur son ultime chemin, un chemin de contrebandier. Nous n'étions pas seuls à Port-Bou, mais nous l'étions apparemment à suivre – en diagonale - le parcours balisé que l'office du tourisme avait concocté, escomptant sans doute que l'aura du philosophe allemand attirerait une foule de pélerins venant de partout répondre à ce mystère : le corps de Walter B disparu dans la fosse commune, sa serviette remplie de précieux documents égarée aux Archives de la police municipale, où donc pouvait-on espérer apercevoir son fantôme ? A travers une des fenêtres du bâtiment qui abritait la Fonda de Francia, l'hôtel où il mit fin à ses jours ? Dans le regard vide d'un golem de vitrine rencontré dans une rue transversale ?

    Expérience de la frontière

    Nous nous sommes assis dans le cimetière face à la Méditerranée. Nous y sommes restés des heures, seuls. Louise trouvait qu'un cimetière devant la mer était le lieu idéal pour s'exposer parfaitement nue - je ne peux rien contre son penchant à mêler la nudité et la mort. Assis sur un banc de pierre, je l'observais, le noir de ses longs cheveux et de son Nikon FM argentique contrastant avec la peau dorée de son corps reflétant la lumière éclatante du soleil : elle photographiait chacun des caveaux numérotés creusés dans les grands murs blancs.

    Expérience de la frontièreExpérience de la frontière

    C'est lorsque nous sommes redescendus jusqu'au port que le fantôme de Walter B - à l'insu de l'office du tourisme - nous a fait un clin d'oeil : une petite barque de pêcheur y était ancrée, arborant son nom de baptème sur son flanc : Angelus Novus. Sourire de Louise qui retrouve l'ange de l'histoire constamment sur sa route. Sur la terre ou sur la mer.

    Expérience de la frontière

    Nous avions traversé la frontière de Banyuls à Port-Bou sur les traces des fantômes de Walter Benjamin et des autres artistes et intellectuels souvent juifs allemands qui fuyaient vers l'Espagne en 1940. Lorsque nous avons franchi le col dans l'autre sens, en passant à côté du vieux poste-frontière abandonné, d'autres fantômes nous ont assailli, ceux de la Retirada de 1939 !

    Nous avions évidemment connaissance de chacune de ces histoires, mais comme si chacune était une réalité close sur elle-même. La Retirada prenant place sur une des étagères de notre mémoire et le réseau Fry sur une autre. Mais à passer réellement ce qui restait du poste frontière, nous avons été traversés par ce double mouvement de fuite et ce paradoxe saisissant : comment un lieu qui avait vu des dizaines de milliers de personnes fuir les phalangistes de Franco dans un sens avait-il pu représenter l'année suivante un espoir de fuite dans l'autre sens pour de nouveaux exilés qui fuyaient tout à la fois les nazis et l'administration française ?

    Sans doute est-ce le pouvoir des lieux de nous faire tout à coup saisir qu'ils sont les noeuds de passages successifs. Ainsi du camp de Rivesaltes dont il reste aujourd'hui encore les murs de quelques-unes des 140 baraques qui ont servi à concentrer, interner, trier, incarcérer différentes populations : républicains espagnols, juifs, tsiganes, prisonniers de guerre allemands et italiens après la guerre, prisonniers politiques lors de la guerre d'Algérie, harkis, sans-papiers..., jusqu'en 2007.

    Expérience de la frontièreExpérience de la frontière

    Expérience de la frontière

    Expérience de la frontière

    A Port-Bou, l'Angelus Novus flotte nonchalamment dans le port. Le poste-frontière du col "dells belitres" est vide et désaffecté. Mais Louise et moi ne regardons jamais uniquement vers le passé. Il reste de nombreuses frontières bien fermées, et des camps d'internement pour celles et ceux qui les franchissent clandestinement : les C.R.A., centres de rétention administrative pour les demandeurs d'asile, s'ils déménagent parfois comme celui de Rivesaltes, ne sont pas en voie de désaffection. Même s'il leur arrive de brûler, comme un présage d'un avenir où "jusqu'au ciel devant lui [l'ange de l'histoire] s'accumuleront les ruines", quand surviendra l'instant de "réveiller les morts et rassembler les vaincus".

    (photos L.Lame, juillet 2013)

     


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